Tribune

Tombeau d’Ahmad Jamal

Eléments pour une nécrologie d’Ahmad Jamal (02/07/1930-16/04/2023)


Ahmad Jamal en conférence de presse à Marciac (2016) © Michel Laborde

« L’architecte », « celui qui inspira Miles Davis »… Rédiger une nécrologie du maestro, décédé le 16 avril 2023, ne peut s’envisager que sur le mode collectif, un peu à la manière de ces tombeaux littéraires qui rendaient hommage aux grands noms de plume, sans oublier les héritier.e.s potentiel.l.e.s.

Less is more
Il jouait (parfois) du piano debout, certes, mais c’était pour rappeler à ses trios des années cinquante-soixante, puis à ses quartets voire, plus rarement, à ses quintets que c’était lui le boss. Il savait laisser de grands espaces à ses musiciens en jouant des vamps tels des riffs de big band au piano, en provoquant des pédales hypnotiques sur lesquelles il dispensait des trilles délicats, en laissant même au contrebassiste le soin de jouer les thèmes.

Ahmad Jamal (James Cammack) Jazz à Vienne 04/07/2011 © Christophe Charpenel

Les rappeurs (NAS, J. Dilla…) ne s’y tromperont pas en puisant (en pillant, aurait dit Jamal) allègrement dans l’album The Awakening (Impulse, 1971). Il y avait parachevé son art de l’espace et du temps, usant d’une formule acoustique qui devait faire un carton, quand le monde du jazz se mettait désespérément en quête d’électricité et d’électronique.

Topos, pas pathos
« L’architecte » adorait Pittsburgh, sa ville natale. C’est pourtant, encore de nos jours, l’une des villes les plus ségréguées des Etats-Unis. Ahmad Jamal y a pourtant bénéficié de cours de piano classique et se souviendra toujours du répertoire de Chopin ou Liszt dont il s’imprégnait dès son plus jeune âge - c’était, dit-on, un enfant prodige. Chicago, ensuite. C’est au Pershing Hotel qu’il enregistre, en 1958, ce qui devait devenir le premier disque de jazz instrumental à dépasser le million d’exemplaires vendus : un live dont on dit qu’il posa les bases de la soul music à venir, édité par le label rhythm’n’blues Chess Records. La Nouvelle-Orléans, aussi : il a pris soin, tout au long de sa carrière, d’engager principalement des batteurs qui en étaient originaires, bénéficiant de leur savoir-faire polyrythmique comme « second-liners » dans les marching-bands. Le créole Vernell Fournier, dont il dira qu’il donnait l’impression de « jouer de deux batteries en même temps », mais aussi Idris Muhammad, au jeu suprêmement funky ou, dernièrement, Herlin Riley, dont il se plaisait à rappeler qu’il l’avait piqué à Wynton Marsalis. New-York, évidemment. Il y aura, entre autres, accompagné Dinah Washington à l’Apollo Theatre de Harlem à 18 ans à peine, et y « fera le métier », sans pour autant s’y établir définitivement, préférant le calme du Massachusetts pour l’automne de sa vie.

Ahmad Jamal © Michel Laborde

Certaines de ses compositions porteront le nom des villes qu’il chérissait. « Perugia » (Pérouse), sur l’album Crystal (1987). « Toulouse » sur l’album The Essence part 1 (1995). « Baalbeck », en hommage à la ville libanaise où il s’est produit en 2003, lors du festival de jazz. « Marseille », enfin, en 2017 : il avait élu la cité phocéenne comme sa « capitale de cœur » et lui avait consacré son avant-dernier album, proposant trois versions du titre éponyme (une instrumentale, une chantée par Mina Agossi, l’autre slammée par Abd-Al-Malik).

Éthique jamalienne et esprit d’entreprise

Ahmad Jamal se convertit à l’islam ahmadyste en 1954. Comme nombre de ses contemporains des scènes de jazz, à l’instar d’un Yusef Lateef par exemple, il voulait faire oublier son patronyme antérieur, qui lui assignait une identité de descendant d’esclaves. Loin des pratiques mafieuses de la Nation of Islam, la foi musulmane dont se revendique Jamal dispense tolérance et individualisme, rédemption et dignité. Le Club Alhambra, qu’il avait acquis à Chicago après le succès de Live at the Pershing, ferme ses portes ? Il part investir dans des sociétés en Afrique du Nord et en profite pour raffermir sa religiosité. Il deviendra balayeur et portier dans des hôtels, tentera en vain d’intégrer la Juilliard School de New-York et vivra plusieurs « traversées du désert », non sans continuer de créer et développer des connexions avec l’industrie musicale, tout en gérant une blanchisserie et un drugstore. Il se mettra au piano électrique après que Herbie Hancock, dont il produisit un album, l’eut convaincu des possibilités sonores de l’instrument.
Vers la fin de sa carrière, il gérait sa propre société de production, qui « pesait » 5 millions de dollars et avait 25 salarié.e.s. En 2017, l’année même où il présentait Marseille, il vendait le titre « Snowfall » (enregistré avec le trio du Pershing en 1958) à une multinationale de la téléphonie mobile ! Son sens de l’Histoire de la « musique classique américaine » (il récusait le mot « jazz ») n’allait jamais sans un méchant sens du business.

Des héritières jamaliennes

La chanteuse Cecil L. Recchia a rendu un fort bel hommage à celui qui fut, quelque part, l’inspirateur de sa carrière discographique : « 2 Juillet 2014. Théâtre de l’Odéon. J’assiste au concert d’Ahmad Jamal (sur scène avec Herlin Riley, Manolo Badrena et Reginald Veal). C’est le jour de son anniversaire et j’ai un laisser-passer pour le rencontrer dans le salon de réception où il soufflera ses 84 bougies. Je voudrais lui parler de mon premier disque, qui lui est dédié. (…) Il faut être concis, me dit-on. Ok. J’explique en quelques mots. Son visage s’illumine. Soulagement. Il me demande si j’ai le disque avec moi. - Songs of the Tree ? dit-il en voyant le titre. Ah c’est très drôle. Fantastique ! Il rit d’un rire franc. Il a compris mon clin d’œil. Bien sûr. Poinciana. « Canción del Árbol ». Le titre original du morceau devenu légende après qu’Ahmad en a fait un tube. Une photo de nous est prise sur le vif.(…) »

Ahmad Jamal & Cecil L. Recchia (dr)

« Bon. En voyant le cliché je ne me trouve pas très à mon avantage. Mais peu importe. Le cliché n’est pas parfait. Le disque n’est pas parfait. Certains, qui ne l’ont pas aimé, ne se sont pas privés de me le dire vertement, sans détours, sans ménagement. Moi je perdais ma mère et je produisais mon premier disque (…) Alors quand même… Ahmad Jamal et moi sur un même cliché quelques semaines avant la sortie de mon premier disque, c’est pas rien. »

Avec la contrebassiste Laure Sanchez et le batteur Tiss Rodriguez, la jeune et sémillante pianiste Nina Gat, formée au conservatoire d’Aix-en-Provence et au Centre des Musiques Didier Lockwood propose un set hommage au maestro dans les clubs parisiens. Attirée par le « minimalisme et la vision d’ensemble » du défunt pianiste, elle cherche à renouer avec « un langage d’improvisation et une manière de voir l’harmonie totalement personnelle ».

par Laurent Dussutour // Publié le 23 avril 2023
P.-S. :

A la demande du magazine Wax Poetics, le DJ anglais Chris Read a élaboré en 2016 un mix à partir de l’album The Awakening