Joachim Kühn
La musique en totale liberté
Photo : Léna Tritscher
Depuis Ibiza, le pianiste allemand se livre au sujet de son dernier disque Melodic Ornette Coleman, un solo de piano autour des compositions inédites du saxophoniste, mais aussi sur son parcours personnel, depuis Leipzig en R.D.A. jusqu’à New York, en passant par la France et le trio avec Daniel Humair et Jean-François Jenny-Clark.
- Joachim Kühn
- Vous avez enregistré de nombreux disques en solo en presque cinquante ans ; est-ce que, avec l’habitude, il est plus facile de se retrouver seul face au piano ? Comment s’est opéré le choix de ces compositions inédites ?
J’en compte vingt pour ma part, depuis le premier LP chez Futura pour mon anniversaire en 1971 et si on considère les coffrets, comme Soundtime, avec 6 cds (2006-2010).
Est-ce plus facile ?
Je ne vois pas les choses ainsi, je joue, c’est tout. Je regarde les partitions, c’est ce qui guide mon choix. Je cherche quelle mélodie va bien sonner sur un piano et j’écoute les bandes que nous avions enregistrées, Ornette Coleman et moi, et sur lesquelles figurent ces compositions.
- Pourquoi avoir choisi le format du solo pour un hommage à Ornette Coleman ?
Il n’y a pas de raison particulière dans le choix du solo : j’aurais pu le faire en trio. Mais le choix des compositions aurait été différent, adapté à un programme en trio. J’aurais choisi des thèmes plus « burning », moins contemplatifs. Du coup, je ne connais pas d’autre projet de piano solo constitué uniquement de compositions d’Ornette Coleman.
Je dois aussi remercier Geneviève Peyrègne, ma manager qui a fait écouter un de mes disques à Ornette Coleman. Ils étaient chez elle et il lui a demandé de mettre la musique qu’elle voulait. Elle a mis un disque du trio avec Daniel et J.-F. et Ornette a dit : « ce pianiste est un véritable musicien ! »
Alors elle lui a suggéré de jouer avec moi et il m’a invité à jouer en duo, en concert, qu’il a enregistré. Une nuit, il m’appelle et me dit qu’il va sortir ces bandes en disque. C’est devenu Colors : Live from Leipzig (1997). Plus tard, il me fait venir d’Ibiza jusqu’à son studio de New York et nous avons joué et enregistré pendant une quinzaine d’heures. Nous l’avons fait plusieurs fois et Ornette Coleman apportait une dizaine de nouvelles compositions à chaque fois.
Coleman n’écrivait pas les accords.
On jouait des heures, il me disait : « Make the chords, make the chords ! » Et pour trouver les bons accords aux mélodies harmolodiques de Coleman, j’ai développé un système harmonique particulier, le système diminué-augmenté. J’ai les copies de toutes les bandes, plus de 50 heures de musique. J’ai tout réécouté et j’ai choisi les compositions les plus douces, les plus mélodiques pour faire ce disque en solo. Pour casser l’image d’un musicien qui ne jouerait que du free jazz énervé. Ces morceaux sont magnifiques. J’adore les jouer.
Il faut mettre le cerveau sur pause et jouer sans réfléchir
- Ce qui anime votre jeu, c’est la liberté et l’enthousiasme. La sagesse venant, cherchez vous à les canaliser ou pensez-vous qu’elles restent les ressorts premiers dans votre rapport à l’instrument ?
C’est une question difficile. Je suis musicien de jazz professionnel depuis 1962, ce qui signifie que je joue seulement ce que je ressens et ce qui me plaît. Je n’ai jamais assuré un travail fixe, j’ai toujours été free lance et je compte bien le rester. Je suis heureux de n’avoir jamais eu à faire de compromissions et je vis la vie que je choisis depuis que j’ai quitté la RDA et son système. J’ai toujours le même enthousiasme qu’au début, à jouer de la musique tous les jours, à écouter toutes sortes de musiques, à composer, à peindre. C’est ma vie habituelle, quand je ne suis pas en tournée !
- Archie Shepp & Joachim Kuhn duo
- Avez-vous conscience d’être un des musiciens européens les plus importants de l’histoire du jazz ?
Important ? Je souhaite seulement jouer la meilleure musique possible, avant de quitter ce monde. Mais oui, depuis toujours, je sais quel est mon jeu, mon identité musicale. On me reconnaît au son. C’est très important pour moi. Il faut mettre le cerveau sur pause et jouer sans réfléchir, uniquement avec les sentiments. Je travaille sur ces éléments.
- Vous allez jouer avec Michel Portal en duo à Sons d’Hiver : comment s’organise votre collaboration ?
J’ai rencontré Michel Portal en 1968, lorsque Aldo Romano m’avait emmené pour ma première fois à Paris. Nous y avions joué quelques concerts et quand je suis revenu dans cette ville en 1984, j’ai pu jouer dans son quartet. Pour le duo à Sons d’Hiver, nous avons fait une répétition par téléphone. Nous avons échangé des partitions et nous ferons une répétition la veille du concert. Michel est un grand musicien.
- Pour beaucoup, votre trio avec Daniel Humair et Jean-François Jenny-Clark est un des groupes européens majeurs des décennies passées. Quel souvenir en gardez-vous ?
Le trio avec Daniel et J.F. s’est monté à cette période (1985). C’est le trio de ma vie. Tous les trois, nous avons joué 13 ans ensemble et si J.F. était toujours en vie, ce serait encore le cas. Ils sont tous les deux mes musiciens préférés.
- Vous avez une relation particulière à la France ?
C’est en France, à partir de 1968, que j’ai pris confiance en moi. Je lui dois ça. C’est en France, avec le label BYG que j’ai signé mon premier contrat d’enregistrement. A cette époque, je ne jurais que par le free-jazz. C’est toujours un plaisir de venir jouer en France. Il y a mes amis, Daniel Humair, Michel Portal, etc, ma « Big French Connexion ».
- Pouvez-vous parler de votre place dans le quintet d’Émile Parisien ?
Émile Parisien est une belle personne, un grand musicien. J’adore jouer avec lui. Je l’ai rencontré au festival Europa du Mans, il y a une dizaine d’années, il y jouait avec son quartet.
J’étais dans les coulisses, avec Daniel Humair, et nous écoutions les groupes, plutôt avec un regard critique. Soudain, cette musique nous a captés. Enfin, un jeune musicien qui joue cette musique dans la bonne direction ! Nous étions vraiment impressionnés. Ensuite, nous avons fait connaissance.
- Joachim Kühn et Émile Parisien
Daniel l’a pris dans son groupe « Sweet and Sour » (avec Vincent Peirani à l’accordéon, NDLR.) et comme il joue toujours certaines de mes compositions, Émile s’est approprié ma musique ainsi. Il y a plus de deux ans, il m’a alors invité à le rejoindre sur son projet en quintet et j’ai aimé la musique. Il est exceptionnel.
Sa formation initiale à Marciac n’y est sûrement pas pour rien, il improvise magnifiquement et c’est l’un de mes musiciens préférés. Je pense qu’il va devenir une superstar du jazz !
- Quelle relation avez-vous avec le pianiste allemand Michael Wollny ?
C’est un musicien similaire à Émile Parisien, issu d’une très bonne génération. J’ai été séduit par son jeu. Nous avons pu jouer en duo, avec plaisir. Il sait comment jouer, dans le bon sens, avec intelligence. Et cette génération maîtrise aussi les éléments électroniques, l’ordinateur, les effets. Il fait une bonne carrière de musicien.
le métier de musicien de free jazz n’existait pas
- Quel regard portez-vous sur le jazz en Allemagne ?
J’y vais environ une fois par mois pour donner des concerts, je suis ce qui s’y passe. Après la France, l’Allemagne est un bon pays pour le jazz. Il y a une grande scène pour cette musique et de plus en plus de bons musiciens, bien plus que dans les années 60, et de plus en plus qui ont une identité musicale allemande et qui ne jouent pas un jazz américain. Dans les années soixante, il y a eu cette explosion de musique libre, qu’on peut appeler free-jazz pour simplifier. J’ai commencé à jouer ces musiques en RDA et mes premiers enregistrements de musiques libres ont été faits là-bas, en 1965.
- Joachim Kühn au saxophone alto
- Comment devenait-on jazzman en 1962 en RDA ?
A l’époque, bien que Khrouchtchev ait déclaré que le free jazz était une cacophonie [1], les autorités politiques est-allemandes ne posaient pas de problème. De toute façon, le métier de musicien de free jazz n’existait pas ! On devait jouer de la musique de danse pour vivre et faire le reste comme passe-temps. Il a fallu attendre 1965 pour avoir le premier club de jazz d’avant garde à Potsdam. J’ai refusé de jouer de la musique de salon pour ne me consacrer qu’au jazz libre et avec mon trio, nous avons joué et développé notre musique dans ce club.
En 1964, j’ai eu mon premier disque d’Ornette Coleman. Mon frère, le clarinettiste Rolf Kühn, me l’avait rapporté en disant : « Voilà notre musique ! ».
De fait, j’ai été fasciné par cette liberté. En RDA, la liberté était très limitée. On ne pouvait pas dire ce qu’on pensait, mais on pouvait s’exprimer en musique. Et quelques années plus tard, j’ai pu m’échapper de là.
- Vous aviez du succès à Potsdam ?
Non, pas vraiment. Nous jouions, nous expérimentions, mais le club ne marchait pas. C’était sûrement trop moderne pour le public de l’époque. Pas assez festif aussi.
Mais mon frère est venu nous écouter et il était très célèbre déjà, il revenait des USA.
Il a aimé notre musique et l’a joué avec nous à Leipzig, ce qui a légitimé et fait connaître ce type de jazz au grand public. Sa présence a permis cette éclosion, une reconnaissance critique et des salles de plusieurs milliers de personnes aux concerts.
C’était juste avant que je parte, en 1965. Une année remplie et importante pour moi. C’est aussi l’année du disque en quartet avec mon frère, chez CBS, Reunion in Berlin.
- Ressentez-vous une certaine Östalgie ?
Absolument pas, aucune Östalgie. Je n’aimais pas l’Allemagne de l’Est. Je ne l’aime toujours pas. J’avais 22 ans quand j’ai pu partir. Je n’ai jamais aimé le mode de vie misérable de ce système. Sous le joug communiste, je n’imaginais pas que les gens pouvaient être sympathiques. C’est seulement en passant à l’ouest que j’ai vu et découvert des gens sympathiques !
Bon, j’étais tranquille, je pouvais jouer de la musique. Je n’avais aucun contact avec le système communiste. Mon père était acrobate, il était libre et n’avait rien à voir avec le système. Je n’ai pas vraiment envie d’en parler, de m’en souvenir. Surtout qu’on voit revenir des fascistes en ex-RDA, ça recommence !
- Pourquoi avoir choisi de vivre à Ibiza ?
Bonne question… il y a 25 ans, j’étais à Paris, je vivais dans la Vallée de Chevreuse. Mais je voulais m’acheter une maison à Ibiza. J’en rêvais depuis la RDA : avoir ma maison et mon studio sur une île au climat chaud. Sortir pour jouer et vivre ainsi.
Aussi, à cinquante ans, je suis venu passer une année à Ibiza pour découvrir et sentir la vie sur place. Et j’ai choisi d’y rester, parce que c’est calme. J’avais besoin de calme, de pouvoir travailler, enregistrer, jouer au calme, chez moi. Et de n’en sortir que pour aller donner des concerts qui me font vivre.
- Vous êtes isolé sur votre île ?
Oui, je n’ai pas de voisins. Même le facteur ne vient pas, je dois aller chercher mon courrier à la poste. Je vis dans la partie restée très naturelle et sauvage de l’île, c’est magnifique, très inspirant. Et les musiciens viennent me rendre visite. Émile est déjà venu deux fois et nous avons enregistré de bien belles choses ici.
Et en contrebas, il y a une grande plage sur laquelle je peux me poser et ne rien faire. Ma vie est belle, je l’aime ainsi.
Je dois travailler, plus je sais, plus je dois apprendre
- On entend dans votre jeu toute une culture classique. En tant que compositeur quel rapport entretenez vous avec cette musique ?
Ma mère m’a mis au piano lorsque j’avais 5 ans. J’ai eu un professeur pendant douze ans. Je savais donc lire la musique avant les mots. A six ans, je donnais mon premier concert, organisé par ce professeur, avec une pièce de Mozart. Dans le même temps, mon frère travaillait sa clarinette avec des disques de jazz, donc j’entendais cette musique aussi, avant même de savoir penser. J’adorais le boogie-woogie, j’improvisais dessus. Mais mon professeur me maintenant dans l’enseignement classique, je faisais les deux.
Puis mon frère m’a emmené écouter le quintet de Chet Baker à Berlin ; ce concert a changé ma vie. J’ai compris que je voulais être pianiste de jazz et non pas de classique. Je voulais jouer ma musique, improviser, jouer librement. Je n’ai pas changé d’avis depuis. C’était une décision définitive.
- Joachim Kühn
- Quelle est votre relation à Jean-Sébastien Bach ?
Lorsqu’on est jeune on ne perçoit pas toute la dimension de la musique classique, la profondeur, la beauté. J’ai laissé ça de côté pendant longtemps. Pourtant, étant né à Leipzig, je connais bien la Thomaskirche où jouait Bach et je me souviens ensuite du choc d’y entendre le Thomanerchor chanter sa musique, et de pouvoir les accompagner au piano, sous la direction du 16e successeur direct de Bach, le kantor Georg Biller. Cette rencontre incroyable a même donné lieu au disque Bach Now ! Puis lorsque je jouais avec Ornette Coleman, nous avons partagé notre passion pour la musique de Bach. Il m’a poussé à le jouer à ma façon. Je pensais que ce serait une hérésie, mais j’ai découvert qu’il n’y a qu’une seule musique : en fait, ça marche. J’aime écouter la musique classique, Pierre Boulez, Nono, Stockhausen… mais mes deux préférés sont Bach et Beethoven.
- Quelle est place de la peinture dans votre expression artistique ?
Tout cela, c’est la faute de Daniel Humair ! J’ai toujours été obnubilé par la musique et un jour, Daniel m’a dit : « Toi et ta musique… Viens avec moi, je vais te montrer autre chose ». Nous avons visité des galeries, rencontré des peintres, discuté de technique, de courants. Il ma poussé à acheter ma première toile, un tableau de George Autard.
Puis, en m’installant à Ibiza, dans cette maison, je me suis dit que j’allais essayer de peindre, juste pour voir « qu’est-ce qui se passe » [2] !
Ça m’a bien plu, j’ai persévéré et j’ai même fait une exposition. Mais ce n’est pas mon but. Je ne suis pas comme Daniel Humair qui est un peintre reconnu : pour moi c’est un plaisir, mais la musique me prend tout mon temps. Je dois travailler, plus je sais, plus je dois apprendre.
Ceci dit, j’ai des toiles plein la maison, je ne sais plus où les mettre. Merci Daniel !
- André Francis vient de nous quitter à 92 ans, qu’en gardez-vous comme souvenir ?
Oui, j’ai appris ça. Lorsque je suis venu vivre à Paris, en 1968, André m’a fait faire mon premier concert à la radio, très rapidement. Je me souviens de cette soirée à Radio France, en 1999 lors de la soirée en l’honneur de son départ du Bureau du Jazz, il y avait tout le monde ! Même Michel Petrucciani était là. Je me souviens de toute la presse qui était présente, les photographes, les paparazzi autour de lui. Il m’a dit qu’en consultant ses archives, il avait compté qu’il m’avait programmé 25 fois en concert. Je lui en suis reconnaissant, il m’a soutenu dès le début. Il est inoubliable.