Chronique

Joëlle Léandre

Zürich Concert

Joëlle Léandre (b)

Label / Distribution : Intakt Records

Joëlle Léandre seule à la basse. L’image est connue, et l’oreille croit savoir ce qu’elle va entendre, mais la récente lauréate du Life Achievement Award du Vision Festival a fait vœu depuis longtemps de nous surprendre, et ce Zürich Concert emprunte une voie que la contrebassiste ne nous avait pas montrée depuis longtemps. Sans doute est-ce l’envie qui nimbe ce concert capté en mars 2022 dans la ville suisse par Intakt Records. L’envie de jouer à nouveau après les confinements, l’envie de se livrer entière : sur ce disque, Joëlle Léandre ne donne pas de la voix, ou peu, hormis quelques babils intérieurs. Le mode de communication est l’archet, comme le ton est donné dès la première pièce, étonnamment courte : brûlant, urgent. On pense à Hasparren, le duo qu’elle avait proposé avec Daunik Lazro. Mais ici Joëlle est seule, intensément seule.

Il y a un côté fondamentalement terrestre dans le jeu de Léandre lorsqu’elle aborde un solo dans cet état d’esprit. Les deux pieds bien campés dans le sol, elle fait chanter sa contrebasse sur des fréquences perceptibles par Richter ; dans « Zurich Concert 3 », l’archet se fait plus lent, il danse pour aller quérir des infrabasses qui viennent par sympathie, comme s’il venait se mêler au chœur de la contrebasse. C’est un instant puissant, de plus en plus véloce, qui ne perd rien en intensité : on s’attend à entendre Joëlle déclamer, il n’en est rien, il faut continuer à suivre les craquements du bois et la course des frappes sur les cordes. Le chant qui vient est intérieur, comme chamanique. Difficile de ne pas se laisser totalement submerger, d’autant que « Zurich Concert 4 » vient pour nous replonger au plus profond de la basse, comme un soc qui labourerait de nouveaux sillons.

C’est à ce moment que la parole revient, la contrebasse se laissant elle aussi dépasser par un énergie qui s’exprime autrement, dans une colère rentrée qui n’explose pas mais tend l’atmosphère davantage encore. La fusion est à son comble entre la musicienne et son instrument : c’est le moment parfait pour conclure sur un feu d’artifice. Avec « Zurich Concert 5 », le pizzicato est de retour. C’est comme une éclosion, une montée de sève. L’énergie ne se décuple pas, elle se décentre et laisse la place à un roulement, à un ronflement né d’une colère sourde, d’un solo joué à bras-le-corps sans temps morts. Avec ce Zürich Concert, Joëlle Léandre nous offre l’une des plus belles expériences solistes de sa longue discographie. La gageure n’est pas commune.

par Franpi Barriaux // Publié le 15 octobre 2023
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