Chronique

Mary Halvorson

Code Girl

Mary Halvorson (g, comp), Amirtha Kidambi (voc), Ambrose Akinmusire (tp), Michael Formanek (b), Tomas Fujiwara (dms)

Label / Distribution : Firehouse 12 / Orkhêstra

Artiste fascinée par les signes et les pistes [1], Mary Halvorson compose en s’entourant toujours de signifiants et de symboles, traces de sa proximité avec Anthony Braxton ; morceaux numérotés, mais aussi utilisation de l’astrologie et de la numérologie en tant qu’injecteurs de hasard. Des données appliquées non pour représenter des manifestations de la vérité ou des totems, mais davantage un trésor de matériel créatif, à l’instar des surréalistes. Des codes. Voici donc Code Girl, masque idéal pour une superhéroïne de la guitare, griffée d’un 5 comme il se doit. Pourquoi ? Parce que c’est un quintet qui habille Code Girl. Parce qu’elle a cinq formes d’orchestres en leader [2] chez Firehouse Records. Mais surtout parce qu’en numérologie comme en astrologie, le V est le lieu de la création, du mouvement et de la liberté. Surtout lorsque les signes de Saturne s’en mêlent, parait-il. La base de Code Girl est familière : il s’agit des membres du trio Thumbscrew, le batteur Tomas Fujiwara et le contrebassiste Michael Formanek qui savent bâtir des textures à la fois luxueuses et rugueuses qui peuvent s’approcher d’une certaine énergie rock sans pour autant s’y inscrire.

Ainsi, le formidable « The Beast » où la contrebasse martèle une pulsation que la guitare enlumine de son habituel vif-argent. Elle est rejointe par la trompette d’Ambrose Akinmusire, nouveau venu dans l’univers halvorsonien : à la fois discret et indispensable au relief du double album, il joue avec la sinuosité de la guitariste comme une luciole aux abords d’une graminée balayée par le vent : proche de l’imprévisible, mais ne l’épousant jamais totalement. Une gestuelle très précise qui trouve son sommet dans « Possibility of Lightning » qui ressemble à une chorégraphie jusqu’à ce qu’Halvorson prenne un solo d’une précision captivante, portée par la batterie féroce de Fujiwara. Akimusire ne pourrait être que la deuxième ou troisième voix, derrière l’étonnante Amirtha Kidambi qui s’empare des textes cryptiques écrits par Mary Halvorson. C’est en réalité un électron libre. Celui qui prépare la fusion en accélérant les particules mais sait aussi les velouter. Ainsi « Storm Cloud », ballade au bord de la falaise où la guitare trace une ligne de crête entêtante qu’archet et trompette agrémentent, comme pour protéger le timbre profond de la chanteuse d’un rassurant parapet. Quelle voix que celle de Kidambi ! Douce et rocailleuse tout en même temps, tannique et précise, c’est la grande découverte de cet album. Figure naissante de la scène new-yorkaise, on l’entend tout autant dans des projets tutoyant la musique contemporaine que la musique traditionnelle indienne (Tongues, à suivre).

Nous étions nombreux à attendre que l’univers de Mary Halvorson rencontre la chanson. Son esthétique, marquée par le Rock in Opposition, s’y prêtait. Il y avait eu bien sûr People, groupe Avant-Rock où elle chantait, mais cela s’apparentait davantage à une récréation qu’à l’impeccable trajectoire de sa carrière. Ici, elle intègre la dimension chanson à sa ligne directrice, pas seulement aux ramifications et aux envies de sa fascinante hyperactivité. Lorsqu’on découvre que la richesse de « And » permet de faire cohabiter simplicité et raffinement, concilier à l’instar du bien nommé « Accurate Hit » une redoutable efficacité avec une absolue absence de concession, la première chose qui vient à l’esprit c’est que la guitariste a de nouveau franchi un cap supplémentaire, à moins de quarante ans. Mary Halvorson a-t-elle franchi le seuil de la cinquième dimension, là où tout se rejoint, comme les doigts de la main pour fermer le poing ? Ça tombe sous le sens ! Code Girl est une œuvre majeure. Un milestone de plus pour une musicienne qui nous emmène où elle veut. Le seul mot de passe requis est la curiosité et la confiance.

par Franpi Barriaux // Publié le 17 juin 2018
P.-S. :

[1Voir notre portrait.

[2solo, trio, quintet, septet, octet