Chronique

Shabaka & The Ancestors

We are Sent Here by History

Shabaka Hutchings (ts, fl, cl), Siyabonga Mthembu (voc), Mthunzi Mvubu (as), Tandi Nthuli (p), Ariel Zamonski (b), Tumi Mogorosi (dm)

Label / Distribution : Impulse !

Shabaka Hutchings est de retour avec un album empli de colère et de sagesse. N’en déplaise aux zélateurs d’une scène jazz londonienne « 2.0 » qui ne serait plus qu’une boutique virtuelle, le saxophoniste et clarinettiste renoue avec ses compères des « Ancestors » (après quelques incursions avec Sons of Kemet et The Comet Is Coming) dans un ouragan de jazz transatlantique au propos plus politique que jamais. De fait, si le leader vit à Londres, les membres du gang sont recrutés de part et d’autre de l’océan, entre Antilles et Afrique du Sud et l’album a été enregistré entre Johannesburg et Soweto. Et ça fait du bien à l’heure où l’ancienne métropole coloniale est saisie par les démons du repli identitaire et autoritaire. Le poète de Capetown Siyabonga Mthembu chante et déclame des vers d’une autorité sans faille, en anglais, xhosa et zulu, déchaînant les foudres d’une parole en colère à l’encontre du capitalocène (cette emprise du capitalisme sur l’ensemble du vivant), non sans quelque espoir de rédemption reposant notamment sur l’obsolescence (programmée ?) de la domination masculine (« nous nous efforcerons de redéfinir la masculinité », « apprenez-moi à devenir vulnérable »…). Ses incantations résilientes sont musique, au même titre que les propositions des autres membres du gang, dont le jeu instrumental a valeur de Verbe.

Au ténor, Shabaka lui-même a fait évoluer son jeu de la tendresse bluesy d’un Dexter Gordon vers une spiritualité coltranienne, emplissant ses phrases de consonances archaïques et de mélodies lorgnant vers le cosmos. Lorsqu’il s’exprime en section avec l’altiste Mthunzi Mvubu, il fusionne avec lui, au point de sembler ne faire plus qu’un dans le souffle. Ou bien il le sollicite pour une joute « rappologique » : comme deux MC’s, ces soufflants se chambrent, interpellent la rythmique ou bien le chanteur, sans négliger l’auditeur.trice, dans un langage où l’élégance peut le discuter au vulgaire.

L’univers du grime (« crasse », « saleté »), ce dérivé britannique du rap, se déploie ici dans autant de tableaux dansants, propres à mettre le feu au moindre dance-floor. Lorsque le leader se saisit d’une clarinette, l’anche douce produit un tel contraste avec la rythmique en fusion que le jazz se fait stroboscopique (« Behold the Deceiver », immense thème dont Hutchings a coécrit les paroles, car le texte est essentiel à son être), pendant que l’altiste lui fourbit des soutiens, soit en jouant des basses, soit en le rejoignant à l’unisson, puis en se lançant dans un solo des plus « colemaniens » (Steve et Ornette, sortez de ce corps).

Musique de transe ? Evidemment. Hutchings se saisit d’une flûte et nous voilà projeté dans l’univers fondamental des Pygmées, dans des formules musicales où nombre de jazzmen ont cru trouver la racine de la syncope la plus épurée. Sans négliger les appétences éthiopiques tant, parfois, le saxophone ténor vibre de la verve d’Afrique de l’Est et lorgne vers quelque étrangeté orientale, peut-être également à la façon d’un Yusef Lateef.

Et pourtant, pas de chabada pour Shabaka, mais bel et bien une section rythmique libérée des schémas éculés, délivrée des traditions jazzistiques, lorgnant parfois vers le dub, en particulier lorsque la contrebasse (immense Ariel Zamonski), véritable épine dorsale du groupe, fourbit des motifs qui fleurent bon le métissage londonien dont on peut retracer l’origine dans ce qu’avaient développé les punks au temps de Rock Against Racism (dès l’entame, on est parfois très proche d’un « Guns of Brixton » de The Clash). Bien évidemment cela n’aurait pas été possible sans les migrants jamaïcains, prolétaires pour qui les percussions nyabinghi, dont sont friands les rastas, sont autant d’appels à la solidarité communautaire au jour du jugement dernier. « Till Freedom Comes » résonne des effluves de ces rituels d’exil que pratiquait l’ensemble de tambours Mystic Revelation of Rastafari avec les soufflants des Skatalites.

Quant au batteur Tumi Mogorosi, ce Sud-Africain déploie une polyrythmie sans égale, ouvrant des multivers sensoriels, sans jamais se départir d’un jeu au service du collectif, vampirisant le groupe comme un suceur de sang musical. La pianiste Tandi Nthuli, elle, parsème ses rares interventions d’arpèges et de vamps aérés, faisant souffler les vents océaniques dans un maelstrom décolonisateur des consciences et des corps.

D’aucuns parlent d’afrofuturisme à propos de ce disque. Pourtant Shabaka & The Ancestors composent ici et maintenant la bande-son d’un capitalocène en voie d’effondrement, où les peuples noirs nous donnent des leçons d’entraide. Le mot de la fin de cette chronique devrait finalement être « Hamba » (« Va » en zoulou), tant ce disque est, plus qu’une invitation au voyage, une incursion vers l’Ailleurs.