Entretien

John Abercrombie et Marc Copland

Rencontre avec John Abercrombie et Marc Copland à l’occasion de leur concert à Tours le jeudi 15 octobre 2015.

Photo : Rémi Angeli

Cet entretien, réalisé entre la balance et le dîner précédant le concert au Petit Faucheux – deux heures d’écoute et d’inventivité musicales – s’est déroulé dans un contexte un peu particulier.
John Abercrombie, Marc Copland, Drew Gress et Joey Baron venaient en effet de Montpellier – Marc Copland avait conduit toute la journée – après avoir joué à Munich, Vienne, Paris et Toulouse et avant de se produire à Poznan le lendemain et à Bucarest le jour suivant.
La vie d’artiste…

John Abercrombie et Marc Copland au Petit Faucheux. Photo Rémi Angeli

- Allez-vous jouer, ce soir, le contenu de votre dernier CD 39 Steps paru sur le label ECM  ?

John Abercrombie : Hem ?… J’aime jouer de la musique et j’aime jouer avec ces gens-là. Nous allons probablement jouer des extraits de 39 Steps et d’autres thèmes qui n’y figurent pas, mais qui seront probablement dans le CD à paraître l’année prochaine.

- Avec Drew Gress à la basse et Joey Baron à la batterie, vous constituez ce que l’on appelle un all-stars ; un all-stars comme le JATP ?

J.A. : All-Stars, ça n’a pas de sens pour moi. Nous nous écoutons, nous jouons ensemble, nous expérimentons des choses, et ce n’est possible que si nous sommes attentifs les uns aux autres.

Marc Copland : John et moi, nous sommes très proches mais un peu comme Bill Evans et Jim Hall, il y a longtemps, qui avaient à l’intérieur du groupe un rôle équivalent. C’est très différent de ce qui se passe dans les sessions JATP – où on trouve par ailleurs de très bonnes choses – mais où les solos suivaient les solos. Nous, on est quatre bons musiciens qui essayent de jouer ensemble, pour qui l’écoute est essentielle. Vous savez ce qu’on dit en anglais : « Laissez les egos à la porte ! » Ce qui est important pour nous, c’est de jouer ensemble.

John Abercrombie. Photo Rémi Angeli

⁃ C’est peut être pour cela que vous jouez ensemble depuis plus de 40 ans… Quel est le secret de cette fidélité musicale ?

J.A. : C’est sans doute parce que cela nous plaît. Il y a de l’amitié et du plaisir dans cette longévité. Je me souviens du temps où Marc jouait du sax – vous le savez sans doute – et nous jouions avec Chico Hamilton. Nous sommes devenus amis, partenaires et complices dans les années 70. Et puis Marc a changé d’instrument. Pas moi. J’aurais peut être dû le faire. J’aurais été bien meilleur à la trompette ou au sax ( rires). Je n’aime pas tellement la guitare. OK, je l’aime mais à la manière de Jim Hall qui disait qu’il ne faisait pas attention à l’instrument dont il jouait. Il aimait la musique, tout simplement, et moi je le sens un peu comme cela. Mais nous n’avons pas joué ensemble tout le temps. Il y a eu une longue période pendant laquelle Marc jouait de son côté. Et puis nous avons démarré cette collaboration et il en est sorti ce quartet.

- Vous avez mentionné Chico Hamilton. Plus personne ne le connaît aujourd’hui. Vous pouvez nous en parler ?

J.A. : Oh Oui ! Oh boy ! On en aurait des choses à vous raconter !

M.C. : Vous savez, Chico était un type délicieux, un « great spirit », il adorait la musique et il m’a retenu parce qu’il aimait ma façon de jouer. Il avait dans son groupe un guitariste qui était bon mais qui n’était pas disponible pour un « gig » à New York, alors John l’a remplacé, et il était bien meilleur. Et Chico a dit : « Toi, je te veux dans mon groupe ! » C’est ça que j’aimais chez Chico, il savait ce que c’était la bonne musique et les bons musiciens et c’est grâce à lui que j’ai rencontré John. Il n’est plus avec nous aujourd’hui, mais…

⁃ Parmi les musiciens qui vous ont influencé, vous avez mentionné Jim Hall, Bill Evans, il y a eu Chuck Berry aussi, mais je ne vous ai jamais entendu parler de notre héros, Django Reinhardt ; que pensez vous de lui ?

J.A. : Pour nous, Django était tellement « amazing » que je ne pourrais parler d’influence, il était trop bon, mais aussi trop différent. Ce qu’il jouait, on appellerait cela aujourd’hui du « gipsy jazz » : une sorte de jazz acoustique. Mais moi, ce sont d’autres sons qui m’attirent. Je ne pourrais jamais faire ce qu’il faisait. Alors qu’en écoutant d’autres guitaristes, il m’est arrivé de me dire : « peut être que je peux faire cela », mais c’était de la guitare électrique, alors que Django jouait essentiellement acoustique. A la fin de sa vie, il a enregistré sur guitare électrique et j’ai trouvé cela étonnant parce que même sa façon de jouer avait un peu changé.

⁃ Vous avez rencontré Manfred Eicher il y plus de 40 ans ; vous avez beaucoup enregistré sur ECM depuis. À quoi tient votre relation ?

J.A. : Nous ne nous parlons pas, c’est cela qui fait le succès de notre relation ! Nous ne communiquons pas beaucoup, mais nous continuons à faire des disques ensemble. Je l’ai rencontré, je crois, en 1971-1972, il m’a proposé de faire un enregistrement, et puis d’autres par la suite. Mais maintenant il enregistre tellement de gens, c’est plus difficile ; sans oublier que le business du disque va mal : plus personne n’en achète avec internet et le téléchargement. Manfred essaie de survivre dans un monde de piraterie. Il m’a beaucoup aidé, vous savez, je ne sais pas ce que j’aurais fait sans lui.

⁃ Personne n’aime être étiqueté, les musiciens encore moins. Que pensez-vous tous les deux, du genre qui vous est attribué, à savoir « musique de chambre improvisée » ?

J.A : Et bien je crois que n’importe quelle musique jouée par un petit groupe peut être qualifiée de « musique de chambre improvisée ». Ce que nous jouons, c’est de la musique de chambre, c’est vrai, mais orientée vers le jazz, pas du jazz classique, ou du free jazz, encore que parfois cela s’en rapproche…

Marc Copland. Photo Léna Tritscher

M.C. : C’est une question à laquelle j’aimerais répondre. Je comprends pourquoi on parle de musique de chambre mais je pense que le terme est utilisé à tort. C’est toujours une erreur de mettre des étiquettes : cela entraîne des préjugés. Il faut aborder notre musique l’esprit ouvert, l’accepter telle qu’elle est. Pourtant, s’il fallait absolument mettre une étiquette, je créerais une catégorie autour du Miles Davis quartet des années 60, pas le John Coltrane Quintet ni le Miles Davis Quintet avec Bill Evans, mais celui avec Herbie (Hancock), Wayne (Shorter) et Tony (Williams), le Bill Evans Trio avec Scott LaFaro et Paul Motian, Jimmy Giuffre Trio sans batterie, tous ceux où il jouait avec Steve Swallow et Paul Bley, etc. Notre groupe John’s Band et sans doute quelques autres et cette catégorie, je l’appellerais… (réflexion), je cherche un mot qui évoque jazz, interplay et beaucoup d’écoute. Je ne sais pas s’il suffit de quelques mots pour traduire cette musique, mais ça, ce serait mon étiquette. Vous savez, si les gens nous qualifient de musique de chambre, c’est parce que nous ne jouons pas fort. So what ? Ça n’a rien à voir ! Pour moi, ce qui est important, c’est le niveau d’interaction, le niveau d’improvisation et le niveau de « focus intensity » , de concentration. C’est ce qui caractérise tous les groupes que j’ai mentionnés.

⁃ Vous allez détester ma question : comment réagissez-vous quand on vous traite de piano whisperer ( whisper : murmure) ?

M.C. : Non, j’aime bien, parce que quand je m’assieds au piano, la première chose qui me vient à l’esprit – et c’est un piano différent chaque soir – c’est : « How does it sound » (quelle est sa sonorité), et comment je dois faire pour m’en faire un ami, pour le comprendre et savoir ce qu’il n’aime pas. C’est comme murmurer à l’oreille d’un cheval : certains savent communiquer avec les animaux. L’idée derrière tout cela vient d’un journaliste de Hambourg ou de Hanovre, je ne sais plus, qui a été le premier à utiliser cette expression. Et mon éditeur a aimé et m’a dit : « J’espère que tu apprécies ! »
En effet, cela avait du sens pour moi. Cela fait 40 ans qu’on me dit : « L’important pour vous, c’est le son du piano » et moi je réponds : « c’est absolument vrai, c’est primordial pour moi. »

⁃ Est-ce pour cela que dans différents disques, vous donnez plusieurs versions du même thème : par exemple « Emily », ou « Old Friends » une chanson de Paul Simon, ou encore « My Favorite Things », soit trois versions distinctes dans trois disques séparés ?

M.C. : Non, c’est complètement différent. Cette idée venait de discussions que j’avais eues avec Werner Uehlinger, le responsable de Hatology Records. Nous avions eu l’idée de faire un CD, qui dans son esprit serait un opéra ou une symphonie dont les différentes sections seraient structurées par plusieurs versions courtes d’un même thème. Symphonie ou opéra, je ne sais pas, mais j’aime que les thèmes rythment le CD en différentes parties. Je peux vous dire qu’en studio, ce ne sont pas trois mais douze ou treize versions non-stop pendant vingt-cinq minutes jusqu’à ce qu’on me dise : « Ça suffit ! » Et là, on écoute et on choisit les trois meilleures.

Marc Copland. Photo Michel Laborde

⁃ A propos du disque Le long de la plage (paru chez Vision Fugitive) que vous avez réalisé avec l’écrivain-poète Michel Butor, comment avez vous procédé ?

M.C. : C’était une idée de Stéphane Oskeritzian qui travaille au Théâtre du Châtelet à Paris. Il aime beaucoup ce qu’écrit Michel, et aussi ce que je fais, moi. C’est à lui que ce disque doit d’exister.

⁃ Mais comment l’avez-vous réalisé ?

M.C. : Cela n’avait rien à voir avec ce que j’avais enregistré jusque là. Je n’ai rien préparé, musicalement parlant. Absolument rien. Je n’y ai même pas pensé. En revanche, j’ai lu et relu les poèmes « over and over and over again », j’ai vérifié que je les avais bien compris. Je parle un peu français mais mon vocabulaire est restreint, et j’ai voulu être sûr d’avoir bien saisi tous les mots et toutes les images. Je les ai encore relus et je suis allé enregistrer. C’était un vrai risque, vous savez, mais je voulais seulement réagir à partir de ce que sa poésie m’inspirait. Si vous connaissez bien mes disques, vous aurez remarqué que beaucoup incluent des poèmes écrits par un de mes amis, Bill Zavatsky, un poète américain brillant, pianiste de jazz amateur, « a pretty good one » !
Il y a plusieurs années de cela, pour l’album Softly sur Savoy, j’ai eu l’idée de lui demander d’écrire les notes de pochette. Il m’a envoyé ses idées par fax – c’était il y a longtemps – et c’était comme un texte de disque Blue Note, « solo, et puis solo, et puis solo… ». Je l’ai rappelé et je lui ai dit : « Non Bill ! Ce n’est pas cela que je veux. Man ! You are a great poet, just do your thing ! » (Tu es un grand poète, fais ce que tu sais faire ! ) Il avait les bandes, j’étais avec le producteur et l’ingénieur du son , et le poème est arrivé sur le fax. J’ai jeté un coup d’œil et j’ai dit : « Wow ! » et les deux autres ont jeté un coup d’œil et ont dit : « Wow ! » C’était un grand poème, tellement beau que dans presque tous les disques que j’ai faits par la suite, j’ai essayé de convaincre la maison de disques d’inclure un texte de Bill. Cela a marché la plupart du temps.
Je lance mon propre label en janvier, un premier disque en quartet avec Joey Baron, Drew Gress et Ralph Alessi, et Bill a déjà écrit un merveilleux poème. Donc quand Stephane Oskeritzian m’a proposé une collaboration avec Michel Butor, j’ai tout de suite aimé l’idée.

⁃ Un point précis : quand on entend Michel Butor réciter ses poèmes, il me semble que les vers ont sept pieds. Un rapport avec votre façon de jouer ?

M.C. : Pas consciemment ! Encore une fois, je suis rentré dans le poème et j’ai réagi instinctivement. Tout ce qui est sorti était complètement improvisé, c’est comme cela que je voulais le faire. Pour être tout à fait honnête, au commencement de l’enregistrement, je n’étais pas tranquille. Je ne savais pas où on allait.. Mais après deux ou trois morceaux, on a écouté ce qu’on venait de faire et Philippe Ghielmetti, le producteur, m’a dit : « Je savais que tu serais parfait pour ce projet ». Cela m’a fait très plaisir !

⁃ Il faut rappeler le nom du label : Vision fugitive…

M.C. : Yeah ! C’est exactement cela ! Vision fugitive. Ensuite on s’est reposé, parce qu’on n’avait encore jamais fait cela.

par Eric Pétry // Publié le 20 mars 2016
P.-S. :

Propos recueillis par Eric Pétry dans le cadre de son émission Jazz feeling sur RFL101 Tours.
Traduction : Anne Pétry.