Scènes

John Zorn, Masada Marathon à San Sebastian

48e Heineken Jazzaldia, Donostia/San Sebastian. Peut-être plus un relais 12 x 400 qu’un véritable marathon, mais au bout du compte une belle soirée, sous le signe de la passion musicale. Panorama des grands moments (et des autres), et puis quelques questions quand même.


Peut-être plus un relais 12 x 400 qu’un véritable marathon, mais au bout du compte une belle soirée, sous le signe de la passion musicale. Panorama des grands moments (et des autres), et puis quelques questions quand même.

Il fallait de l’opiniâtreté pour arriver à San Sebastian en ce 27 juillet, et de toutes façons, si vous veniez de Paris, les orages de la nuit ne vous laissaient aucune chance. N’est-ce pas Fanny Layani (à qui je dédie ces lignes) ? De Bordeaux, on pouvait y arriver à condition de trouver une place dans le seul train de la journée en direction de l’Espagne, un TER très lent, encore ralenti par une signalisation défectueuse entre Bordeaux et Morcenx. Mais si je devais détailler tout ce qui m’a traversé l’esprit entre ma gare de départ et le « topo » [1], qui relie Hendaye à la gare d’Amara à Donostia, ce n’est pas à un marathon que j’inviterais le lecteur, mais à une (bien trop) longue évocation de mes voyages d’enfance entre Clermont-Ferrand, Bordeaux et l’Espagne, avec digressions sur la traction à vapeur et l’électricité. Une autre fois peut-être, dans la vie du rail [2] ?

Ce marathon fut plutôt un relais. Dont le vainqueur fut à coup sûr la musique de John Zorn. Douze formations, du solo à l’octet en passant par toutes les possibilités intermédiaires, ayant chacune trente minutes pour « s’exprimer », avec une très courte intermission entre chaque prestation, et un entracte un peu plus conséquent vers le milieu du concert. La musique est, dans tous les cas, celle de l’homme dont on fête les soixante ans, qu’il s’agisse du Book Of Angels ou d’autres œuvres, des arrangements du maître ou de ceux qui ont pris la charge de jouer sa musique. Je rendrai compte de l’ensemble en soulignant d’abord les quelques réserves que j’ai pu avoir pendant cette prestation, puis les questions qu’elle pose - en tous cas à mon sens. Les émois, les chocs, les étoiles, on les garde pour la fin.

John Zorn à Jazz in Marciac 2012, photo Michel Laborde

Dans la grande et belle salle du « Kursaal » aux proportions équilibrées, il n’était peut-être pas utile et nécessaire de pousser la sonorisation à ce point. Ou alors, il fallait avoir le doigt sur les manettes pour jouer délicatement avec les moments où l’on souhaite en prendre plein les oreilles et ceux qui nécessitent une écoute plus affinée. Pourquoi, dès le duo de Sylvie Courvoisier et Mark Feldman ai-je entendu les aigus et les graves du piano bien trop forcés dans leur brillance, pourquoi le violon de Mark lui-même m’a-t-il paru agressif ? Je ne sais. Quant aux autres prestations en piano solo (Uri Caine par exemple) elles ont eu lieu à un moment où le clavier avait été suffisamment sollicité pour ne plus rendre qu’un son étrange et métallique. Dommage. D’autant qu’Uri n’était pas en super-forme. A moins que ce ne soit l’inverse, et que ce piano quelque peu bastringue l’ait découragé par avance. Voilà, ça c’est une critique, la seule véritable, mais il en découle aussi quelques réserves.

Car on comprend bien l’intention de John Zorn : sa musique, quand elle est « projetée » comme il le souhaite, même dans le quartet acoustique, et surtout dans les formations étoffées qui prennent des allures rock, a besoin de s’entourer des signes de ce qu’elle est, ou veut être. D’où les manettes à fond. Je ne suis pas sûr qu’on ne puisse pas parvenir à un meilleur résultat avec des moyens plus raffinés. Que le violoncelle d’Erik Friedlander sonne, dans les aigus et les graves, comme un instrument qu’on forcerait à sonner plus fort et plus haut ne sert à rien, qu’à masquer la musique. Quant aux formations explicitement vouées à cette fonction, on les écoute en se protégeant. C’est le cas de Banquet Of The Spirits, Secret Chiefs 3, ou l’Electric Masada évidemment. On comprend, mais on n’aime pas ça.

Réserve aussi, ou au moins interrogation : que fait David Krakauer dans cette histoire ? La musique qu’il propose, jouée avec son groupe régulier, finit par ressembler bien plus à son « free-rock klezmer » habituel qu’à des variations sur des thèmes de Zorn, au point que j’ai cru qu’il occupait une position particulière et privilégiée. Je pensais Krakauer dans une autre galaxie, un autre système. Je croyais qu’il avait réussi à échapper à l’influence dominante. A ce sujet (John Zorn comme centre d’attraction et leader), j’ai constaté que notre sexagénaire enflammé ne venait pas sur scène systématiquement, mais seulement pour quelques groupes (The Dreamers, le Masada String Trio, etc.), ce qui ne l’a pas empêché de couper le sifflet à Marc Ribot en une occasion au moins. Ce placement intermédiaire entre la direction d’orchestre (assumée, manifeste) et la liberté (au moins théorique) que le compositeur est censé laisser à ses interprètes, est un peu gênante, même si elle se comprend par la passion avec laquelle Zorn fait à la moindre occasion advenir sa musique, sans infatuation, mais sans se mettre non plus dans une fausse position de repli. Quand même : Greg Cohen, Erik Friedlander et Mark Feldman ont-ils vraiment besoin qu’on leur batte le tempo ou qu’on les désigne pour un solo ? Je ne le pense pas.

Restent de nombreux moments où l’on oublie tout ça parce que la musique est là, qu’elle est belle, qu’elle fait rêver, ou danser, ou les deux à la fois. C’est vrai de Mycale, groupe vocal féminin qui joue ici le rôle habituel du gospel, de Bar Kokhba , sans doute le sextet le plus équilibré de la soirée, d’Erik Friedlander en solo, souple, lyrique sans excès, impressionnant de facilité, et de The Dreamers qui fait le lien en douceur avec les formations plus rock. C’est vrai surtout du duo Mark Feldman et Sylvie Courvoisier ainsi que du Masada String Trio, qui l’un et l’autre ajoutent aux qualités précitées la dimension de l’humour. Ce qui me semble essentiel, si l’on veut bien se souvenir que cette musique prend sa source formelle dans les codes de la musique actuelle, mais s’inscrit aussi dans la sphère dite de la « radical Jewish Culture ». Or que serait la culture juive, radicale ou pas, sans l’ironie permanente et l’humour qu’elle pratique depuis l’origine jusqu’en ses dimensions les plus philosophiques, voire textuelles, si ce n’est lettristes ? J’aime que Mark Feldman et Sylvie Courvoisier aient arrangé leur part de Book Of Angels ainsi, avec ces faux départs, ces codas inscrites en plein vol, ces cadences de trois mesures, ces citations récurrentes. Il y a là un sourire bienvenu, celui-là même qui illumine le visage de la pianiste et les yeux amusés du violoniste quand on a la possibilité de les approcher. Ils incarnent peut-être (en tous cas à mes yeux) le seul moyen de s’inscrire totalement dans la galaxie Zorn sans y perdre sa liberté. Ces sourires, on les retrouve d’ailleurs dans la musique du Masada String Trio, ce qui prouve qu’ils sont bien à l’horizon même de la pensée musicale de John Zorn.

On sait que la musique est un art dangereux, par sa façon d’envahir les corps directement, sans le détour du langage articulé. C’est pourquoi, quand on ne choisit pas pour autant de s’en détourner (comme le firent et le font certains intellectuels rétifs à cet art), il importe de se souvenir de l’affaire d’Ulysse et des sirènes. La galaxie Zorn fascine, elle a un pouvoir d’attraction énorme, surtout en ces temps de crise, car elle permet à beaucoup de musiciens d’espérer atteindre à une légitime reconnaissance. Par ailleurs, John Zorn est manifestement un artiste absolument et totalement sincère, engagé dans le développement de ce en quoi il croit, profondément intelligent, honnête, et donc incapable d’avoir calculé froidement les étapes de son ascension. Ce qui ne nous empêchera pas de nous méfier des effets possibles de cette dernière. Des effets de colle, par exemple, qui sont la plaie de tout ce qui peut se présenter, de près ou de loin, sous forme d’école. D’où notre adhésion à son projet, à sa musique, mais aussi nos réserves.

par Philippe Méziat // Publié le 12 août 2013

[1Un train moderne qui tient du métro autant que du tram, très populaire, vivant et coloré, à l’image de ce nord de l’Espagne qui continue à donner des signes d’aimer la fête, la musique et la bonne humeur.

[2On pourrait appeler ça « le train de 12.48 »