Chronique

Kaja Draksler

In Otherness Oneself

Kaja Draksler : piano, clavier quart de ton

Label / Distribution : Unsounds

Kaja Draksler présente un solo qui s’inspire du langage et des identités qui conçoivent l’altérité. Plusieurs études prouvent que lorsqu’on parle une langue étrangère on a tendance développer une autre personnalité, même de façon infime. La voix change aussi.
Là, Kaja Draksler, voyageuse européenne, Slovène formée à Amsterdam, vivant à Copenhague, voyageant de festival en festival, se pose en polyglotte. Elle qui, à ses débuts, dirigeait un ensemble international dont la musique chantante s’inspirait directement des rythmes de la mer Égée ou des Balkans, est passée ensuite par les musiques improvisées, plus radicales, plus expérimentales, puis tout en dirigeant son Octet, s’approprie la poésie pour mettre en volume les chants de la terre. On la retrouve aussi en architecte du rythme et des structures au sein du trio Punkt.Vrt.Plastik. C’est tout ce parcours que l’on retrouve sous la forme d’un enregistrement solo, conçu comme une tour de Babel.
Chaque morceau aborde la musique sous un angle différent.
Pour certains, c’est un voyage dans un inconscient très imagé, comme cette composition « Away ! », déjà présente sur Out for Stars en octet et arrangée ici pour le solo. Les voix - au sens propre : on y entend le poète Robert Frost déclamer un poème et les chanteuses Laura Polence et Björk Níelsdóttir susurrer une étrange mélodie, telles les sirènes attirant quelque Ulysse - se mêlent à celle, intérieure et délicate, de la pianiste qui semble s’élancer avec prudence dans la construction d’une œuvre fragile mais délibérément ajourée. Il y a un battement rapide et répétitif dans les aigus qui vient ponctuer les phrases, qui vient donner le tournis.
Avec un clavier qui permet les quarts de ton (programmé par Gianluca Elia), la pianiste joue une carte maîtresse, elle entraîne l’auditeur dans l’inconnu, l’instable, le magique. Ses mélodies qui sonnent faux pour une oreille occidentale classique sont des sables mouvants. Les compositions sur lesquelles, dans lesquelles, avec lesquelles la pianiste improvise sont autant de chapitres qui raconte une même histoire, celle de la musique comme langage universel, non pas comme la langue que tout le monde parle mais langue que tout le monde comprend.

Pour ce solo, Kaja Draksler revient à une approche plus traditionnelle du jeu de piano, en jouant plus sur la mécanique touche-marteau-corde que sur la préparation, les effets et les accessoires. Dans « Prst, roka, raket » le piano entre en résonance avec le tremblement vibratoire d’un autre clavier avec une coloration acidulée.
Une place prédominante est laissée au silence, aux silences, comme dans « Pika ». Entre les notes, posées lentement l’une après l’autre mais aussi entre les voix, les phrases, comme un langage entre les lignes. Et rien ne serait aussi magique sans ce clavier à quart de ton qui permet tant de jeux de mots, d’accents, de dialectes.
De bout en bout, cet album s’écoute avec la sensation d’un rêve éveillé dans un univers instable et inconnu, comme être Alice au pays des merveilles. Et toujours ce jeu assuré, cette maîtrise du clavier dans toute son étendue et cette discipline personnelle qui font que chaque nouveau projet de Kaja Draksler la hisse un cran au-dessus, irrémédiablement.

par Matthieu Jouan // Publié le 15 mai 2022
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