Scènes

Porta Jazz, prendre le temps du collectif 🇵🇹

Le festival de jazz de Porto fête sa 15e édition


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Du 28 janvier au 2 février se tenait le festival Porta Jazz, à Porto. Quinzième édition sous-titrée « Against the clock, in favour of time », une invitation à ralentir, à prendre le temps de la musique et le temps d’improviser. L’occasion également d’un regard rétrospectif sur les 15 années d’activité de l’association Porta Jazz au sein de laquelle cohabitent désormais plusieurs générations.

Ce collectif riche de cinquante musicien.nes occupe une place fondamentale au sein de la scène culturelle de la ville. Sans elle, pas de scène jazz locale, car elle offre un lieu et une structure sans lesquels les jeunes musiciens quittent Porto pour de plus grandes villes ou pour l’étranger. Là est l’âme de cette association, dans la création et le maintien d’une vie collective autour du jazz et des musiques improvisées. Porta Jazz, c’est aussi un label, Carimbo, qui depuis 2012 permet la diffusion de cette scène.

Ursa Maior © Minima.musicarte

Une fois par an, Porta Jazz organise donc son festival, pour lequel l’esprit de groupe est là encore le maître mot. Ce sont les musicien.nes membres du collectif qui sont à la production, à la coordination, à la communication et à tous les postes qu’impliquent un tel festival (et la vie de l’association à l’année). Ce sont les mêmes musicien.nes que l’on retrouve sur scène, ainsi qu’une trentaine d’autres musicien.nes lié.es au collectif. De fait, à l’exception de projets spéciaux, le festival présente chaque année le travail en cours des membres de Porta Jazz et de leurs collaborations. Du concert d’ouverture le mardi au bal swing et à la jam session de clôture le dimanche, le festival propose 23 événements (outre les concerts : une master-class, un spectacle pour enfant, des concerts de l’école de jazz et du conservatoire, plusieurs jam sessions, un dj set, un atelier d’improvisation vocale). Les concerts de la programmation principale sont réunis en 7 blocs de deux concerts, du vendredi au dimanche.

une pulsation collective infinie extrêmement réussie

Le caractère communautaire de l’évènement est représenté d’entrée de jeu par Ursa Maior (la grande ourse), projet spécial montée pour les 15 ans du festival. Le concert réunit 30 musicien.nes de Porta Jazz ou lié.es au collectif. Les pupitres de percussions, de vents et de voix débutent dans la salle et circulent dans le public tandis que les pupitres de pianos, guitares et contrebasses sont sur scène. Il s’agit d’une grande improvisation pour laquelle trois séances de travail ont eu lieu plus tôt dans la semaine. Chaque pupitre est dirigé par un.e leadeur.euse. Seul le canevas des effets souhaités avait été établi à l’avance. Les voix surgissent en groupe puis offrent des solos qui taillent dans la matière vocale à coup de jeux de résonances et de bruitages buccaux. Un passage ressemble à une grande respiration mécanique collective, un autre propose des clusters en glissandi, un autre encore fait entendre un battement collectif dans lequel tout l’ensemble rejoint petit à petit les percussions. Le tout vibre dans une pulsation collective infinie extrêmement réussie.

How Noisy Are The Rooms ? © Minima.musicarte

Le samedi commence par une énorme claque avec “How Noisy Are The Rooms ?” et la vocalité incroyable de la chanteuse berlinoise Almut Kühne. A ses côtés, Joke Lanz aux platines et Alfred Vogel à la batterie. Le set, reprenant notamment les morceaux de leur album sorti chez Boomslang Record, se divise en différentes « chansons » qui posent différents paysages fourmillants de détails et d’inventivité. La voix explore une palette plus que fournie : ça grince, ça vibre, ça claque, ça murmure, ça bruite. L’ensemble est très subtil, les effets sont distillés dans un agencement virtuose laissant toute sa place à la musicalité individuelle et collective. Le public s’exclame et rit face à certains effets vocaux. Alfred Vogel s’amuse à la batterie, avec un ballon de baudruche, une bouteille d’eau, des gants en caoutchouc… C’est ludique et le trio rit aussi à la fin de certains morceaux, comme surpris eux-mêmes de ce qu’ils viennent de faire.

Suite de la journée avec João Próspero « Sopros ». Le quartet, emmené par le contrebassiste propose un jazz plus classique dans un set de compositions extraites de l’album du même nom, sorti l’année dernière sur le label Carimbo Porta Jazz. La soirée continue avec Emmanuelle Bonnet Quartet. La chanteuse et compositrice suisse présente son album Préludzet Menuet, sorti chez Unit Records. De la composition « In the air » à la chanson du répertoire baroque « Or ch’è tempo di dormire » en passant par une adaptation du « Left Alone » de Mal Waldron et Billie Holiday (composé à deux mais qu’Holiday n’enregistra jamais), on est invité dans un univers intime. C’est beau et sensible, ça respire. Le style vocal est délicat et tout en finesse. La voix de tête est à la fois douce et profonde, du velours haut perché.

José Soares © Minima.musicarte

Place au groupe de José Soares « Soma ». Le spectacle n’est pas seulement musical : une création vidéo de Vãrvara Tazelaar accompagne l’intégralité du set, dans une complémentarité très efficace. La musique plane puis s’agglutine, dans des mouvements organiques lents qui se miroitent avec l’image en noir et blanc d’un astre cosmique tournoyant, puis d’une silhouette humaine pivotant infiniment sur elle-même. Pendant un long solo de batterie des atomes se massent et s’écartent, dansent sur l’écran, comme mus par le rebond de la vibration de la caisse claire. Le résultat est tout aussi saisissant visuellement que profondément musical. La musique est peu bavarde mais en dit beaucoup. L’ensemble est immersif et méditatif, une évocation cosmique du monde atomique, une célébration du géométrique et de l’aléatoire.

Dernier concert de la journée avec Fragoso Quinteto « Canta Derrocada ». Le set alterne des explorations sonores bruitistes et des moments plus conventionnels. João Fragoso offre de très bons moments de basses, dont un superbe solo tout en économie de notes. Les compositions tournent autour du mélange des timbres entre le saxophone (Albert Cicera) et la trompette (João Almeida). Le parallélisme omniprésent des deux soufflants donne un son particulier à l’ensemble, une fusion sonore qui crée des vagues au milieu du reste. Il se passe quelque chose de spécial dans le son de ce quintet, grâce à cette danse entre les vents, qui ne se séparent que pour mieux se rejoindre, à l’unisson, se faisant entendre d’une seule voix hybride.

Porta Jazz est quelque chose de très précieux pour cette ville

Le dimanche, dernier jour du festival, s’ouvre avec une proposition originale : la création d’un chœur instantané, dirigé par Almut Kühne (vue la veille dans How Noisy Are The Rooms ?) Un moment ouvert à tout.es, dans le café du théâtre Rivoli, qui accueille Porta Jazz pour la semaine. 45 minutes de création vocale collective. La chanteuse, parvient à nous faire improviser différentes ambiances grâce à une écoute collective et des thématiques préétablies, notamment l’ambiance sonore de Porto. Un moment d’amusement et d’étonnement collectif.

Duarte Ventura © Minima.musicarte

Cette dernière journée de concert est entamée par le quartet Godua et son album STOP, du nom du centre culturel de la ville, point de passage de nombreux musiciens de Porto. La musique, composée par Duarte Ventura (vibraphone) et Hugo Ferreira (guitare) fait montre d’une belle recherche de timbres et de cohésion sonore. De belles interventions de João Fragoso à la basse à nouveau. Place ensuite à Sonic Tender. Coup de cœur pour ce trio guitare (João Carreiro), piano (Guilherme Aguiar), batterie (João Valinho) qui cherche à « transformer plusieurs sources sonores en un objet sonore unifié ». Il s’agit d’une musique très répétitive, où l’exploration des sources sonores par détournement de l’instrument est de mise, notamment à la batterie. Le cliquetis et l’exploration des rencontres entre la batterie et de petits objets donne au premier morceau un caractère presque cartoonesque, soulignée par la lumière rouge qui baigne la scène. Le set se déroule, plein d’âme, flirtant parfois avec une sorte d’esthétique metal dans sa lourdeur sonore.
On poursuit avec Demian Cabaud « Arbol Adentro ». De beaux solos de basse avec de nombreux bends de la part du leader, beaucoup de mélodies lentes aux deux saxophones (João Pedro Brandão, José Predro Coelho), sur un tapis frémissant de basse-batterie et de piano. Les phrases mélodies étirées et les moments de texture harmoniques et soniques alternent avec des contrepoints plus denses et des traits mélodies rapides voir frénétiques. Le set fonctionne au contraste d’énergie et d’intensité dans une esthétique teintée de free.

Ensemble mutante #2 © Minima.musicarte

Un superbe concert de clôture avec le projet spécial Ensemble mutante #2, porté par la pianiste et compositrice slovène Kaja Draksler et les chanteuses portugaises Mariana Dionísio, Sofia Sá et Vera Morais. Il s’agit d’une création issue d’une résidence effectuée dans les jours précédents le concert. Les compositions s’inspirent des textes de deux poètes : Robert Frost et Dean Young sur lesquels Kaja Draskler a composé pour d’autres projets (album « Out for Stars », projet « matter100 ») et qu’elle a réarrangé pour ce quartet éphémère. Il se passe beaucoup de choses pendant ce concert : des harmonies vocales sublimes, des improvisations viscérales, des solos éthérés, des solos énervés, des relais syllabe par syllabe entre chaque chanteuse, des canons… On a l’impression que c’est si facile, ça coule, c’est limpide, rafraichissant, profond, un peu magique. Un énorme coup de cœur qui clôt un festival dont je retiendrai l’originalité de la programmation vocale.

Je laisserai le mot de la fin à Kaja Draskler qui, en fin de set, rend hommage à Porta Jazz et à leur festival : « Je me sens privilégiée parce que Porta Jazz est quelque chose de très précieux pour cette ville, c’est vraiment incroyable ce qu’ils font pour cette communauté et la façon dont ils le font. »