Portrait

Kathrine Windfeld – compositrice débridée et cheffe d’orchestre structurée

Portrait de la cheffe d’orchestre danoise Kathrine Windfeld. En partenariat avec le magazine Jazz Special.


Photo : Stephen Freiheit

« Je suis très contente de mon nouveau big band, très contente d’avoir un si bel orchestre pour jouer ma musique », commence-t-elle.

Kathrine Windfeld a tout pour être heureuse. Elle tourne dans toute l’Europe, avec son orchestre ou en tant que compositrice invitée. Elle vient d’enregistrer son album Determination avec le Bohuslän Big Band, et elle vient de diriger les répétitions du Big Band de la Radio de Francfort qui interprète ses compositions.

L’an dernier, elle a remporté le prestigieux English Rising Stars’ Jazz Award avec une tournée européenne à la clé. Mais il s’est avéré trop onéreux de faire tourner un big band au complet. « Alors j’ai emmené mon sextet, et cet ensemble-là aussi me rend super heureuse ».
Les deux ensembles permettent à Kathrine de développer sa vision de compositrice, d’arrangeuse et de pianiste.

Contrôler le manuscrit musical

Désormais, Kathrine Windfeld est en pleine possession de ses moyens de compositrice. Elle cite en particulier les morceaux-titres de ses deux derniers albums, « Determination » et « ORCA », dont elle pense qu’ils sont « de bonnes pièces d’architecture ».
« Je dors tranquille la nuit. Il est très rassurant de savoir que mon travail existe pour de bon dans ce monde tourmenté qu’est le jazz. Je peux ouvrir une partition et dire « Regarde comme elle est belle, cette musique. » Quoi qu’il arrive, je suis très contente de ces titres ».

Pianiste sportive

Pourtant, Kathrine ne dort pas toujours sur ses deux oreilles. Elle fait un malheur sur la scène jazz de Copenhague, notamment lors des jam sessions.
« Je suis une musicienne sportive. J’aime quand ça va vite et fort, comme les montagnes russes. Les jams permettent d’asseoir sa technique, et même quand tu joues une ballade, ça sonne. Les gens sont en phase, mais pas forcément dans le même feeling. J’aime bien quand la musique est belle et sensible, mais j’aime aussi quand ça ressemble à un match de foot.

Le piano est important pour elle.
“J’ai décidé de ne pas être seulement compositrice ou cheffe d’orchestre. J’ai vraiment besoin de jouer.”
Maintenant que Kathrine a eu plus de temps pour jouer et « montrer aux gens qu’elle a envie de jouer », elle est souvent sollicitée pour les projets d’autres musiciens. Mais son expérience de leader de big band la passionne.
« J’ai tellement pris l’habitude de diriger et de voir ce qui est difficile, que je perds patience si ça n’envoie pas du bois très vite. Mais j’aime aussi beaucoup le rôle de sideman. »

Kathrine Windfeld © Kim Leland

Cheffe d’orchestre et facilitatrice.

Kathrine a les idées très claires sur les directions que sa musique doit prendre, et elle doit parfois prendre des décisions qui ne sont pas du goût de tout le monde.
« Quand on dirige un orchestre, on ne peut pas faire plaisir à tout le monde en même temps. »
Femme d’entreprise et énergique, le rôle de « patronne » lui est naturel.
« Mais ce n’est pas le rôle de patronne qui m’intéresse. C’est la musique. Ce qui est bien, c’est de faciliter les choses pour que chacun se sente mis en valeur autant que possible. En réalité, le rôle d’un.e chef.fe d’orchestre, c’est de faire en sorte que tout le monde se sente à sa place, pas de se mettre en scène. Au contraire, il faut s’efforcer d’être la plus petite pièce de l’ensemble. »

Focus

Le travail solitaire de chef.fe d’orchestre est dur, mais gratifiant :
« C’est le chef qui se retrouve dans la lumière. La preuve : vous n’êtes pas sur Skype avec tous les membres de l’orchestre, là (rires).
« J’ai appris à assumer la position. Quand on répète, je suis largement dans l’auto-critique, mais sur scène je ne présente pas mes excuses. Sur scène, je souris et je rayonne de joie. J’ai accepté le principe de pousser ma musique au maximum de ses possibilités : un orchestre bien rodé, des visuels magnifiques, et une bonne mise en scène de la musique. Sur scène, on met toute la gomme, et le monde de l’imagination reste en coulisses. »

Debussy et Schoenberg pour inspirateurs

La route du jazz n’a pas été un long fleuve tranquille pour Kathrine. Elle a d’abord étudié la musicologie à l’Université de Copenhague.
« Je pourrais regretter de n’avoir pas été une musicienne de jazz pure et dure dès le début, et de n’avoir commencé à jouer du bebop qu’à l’âge de 15 ans. Mais ça ne m’intéressait pas à l’époque. Et mon cursus de musicologie m’a apporté des outils absolument inestimables. »
Son langage compositionnel porte, dit-elle, des traces de son bagage musicologique.
« Au niveau harmonique, il y a énormément de choses à apprendre de Debussy et de Schoenberg. Et aussi en ce qui concerne le mouvement, par exemple, la compréhension d’un principe d’écriture musicale inspiré du Sudoku, qui opère à la fois horizontalement et verticalement. »
Mais Kathrine voulait se concentrer sur le jazz : elle a abandonné la musicologie, qui ne lui apportait pas cette compétence-clé.

La grammaire du jazz

« Un mélange de The Bad Plus, de quelque chose de complètement free et de quelques inspirations venues des Balkans ». C’est ainsi que Kathrine décrit la musique qu’elle jouait à vingt ans. « Les compositions étaient complexes, mais elles sonnaient toutes un peu pareil. Pour développer mon langage musical, il fallait que je me plonge dans le jazz et dans toute la partie grammaticale du jeu jazz ».

Elle candidate sans succès au Conservatoire de Copenhague. Il lui reste encore beaucoup à apprendre en matière de jazz.
« Je suis allée à la Fridhems Folkhögskola en Suède et, pendant deux ans, j’ai travaillé comme une dingue. Et au bout de deux ans, j’ai postulé au conservatoire de Malmö ».

Musique coriace

Pendant ses études à Malmö, Kathrine se voit proposer de diriger un orchestre de jeunes, mais comme elle écrit de la musique « plutôt coriace », il lui faut des musiciens de haut niveau.
« Alors, je me suis dit « eh bien au lieu de ça, je vais faire mon propre orchestre ». C‘était de la folie pure : j’avais peut-être écrit deux ou trois arrangements jusque-là. »
Kathrine réfléchit et poursuit :
« Une fois que j’ai eu constitué l’orchestre, je n’avais plus le choix. Alors j‘ai composé d’autres morceaux. Et là, c’est allé très vite. »

Kathrine Windfeld © Bax Lindhardt

Au printemps 2014, elle crée une version copenhagoise de son big band. Dès la première année, ils enregistrent un album et sont engagés pour jouer un soir par semaine au Standard, un club qui n’existe plus, installé dans les anciennes Douanes de Havnegade, à Copenhague.
« J’étais obligée de produire une quantité astronomique de musique. C’était vraiment un démarrage sur les chapeaux de roues. Depuis, j’ai sorti quatre disques en big band, tout ça. C’est devenu tout à coup ma vie, en quelque sorte ».

Dystopie et conduite à fond la caisse

Pour Kathrine, son introduction à la musique rythmique est passée par « la musique du monde, les mesures impaires, les formes libres et la férocité. Sur Latency, il y a un morceau intitulé « Double Fleisch ». C’est un morceau marrant parce qu’il va très vite et qu’il change tout le temps de métrique ; écouter ce morceau, c’est un peu comme conduire une voiture à fond la caisse. J’adore écrire des choses comme ça ».

L’arrivée de Trump au pouvoir a changé la donne pour Kathrine. Même si elle n’a pas de message politique à faire passer à travers sa musique, elle a pris un côté assez dystopique.
« En même temps, beaucoup de mes morceaux récents ont une tonalité héroïque ».

Kathrine Windfeld © V. Osypenko

Musique étendue

Kathrine utilise des effets musicaux très étendus : cela va “de la voix tremblante, pleurarde” à l’éclat de rire.
« Le monde est tellement dingue et ce qui se passe dans ma tête est tellement mystérieux, que j’ai besoin que ma musique soit colorée, extravagante et contrastée. Sur ORCA il y a un morceau assez sombre : « Dark Navy ». Il y a des sons très profonds et des voicings très resserrés où les trombones dégringolent dans les profondeurs. En particulier, dans la dernière demi-minute, il y a une descente qui devient de plus en plus sombre et condensée. J’ai voulu que ça se referme sur toi comme le ciel d’une nuit noire. Et ensuite il y a « Fish », qui devient de plus en plus brillant et qui monte, monte, monte… Je travaille beaucoup sur les harmonies ascendantes. Il y a une ligne de basse ascendante, et à la fin tu as vraiment le soleil en plein dans les yeux, parce que la musique permet de créer quelque chose de vraiment aveuglant. »

Les contrastes sont la clé du succès.

Quand je demande à Kathrine quelle est la recette de son succès, elle revient à ces contrastes.
« J’ai un côté rationnel et un côté barré, et je ne pense pas pouvoir me passer de l’un ou de l’autre. »
Ce qui lui réussit bien, c’est de veiller à garder une structure dans sa musique et dans les détails pratiques.
« Mais quand j’ai besoin d’être créative, je ne mets aucune limite à la dinguerie ».

La communication aussi est importante pour elle, que ce soit dans la musique ou au-dehors.
« Être authentique et naturelle, bonne musicienne et affûtée, c’est bien, mais si tu veux toucher le public, ce qui fait vendre c’est une bonne photo de presse, un texte de présentation qui fait mouche et un groupe qui a bien répété et qui ne passe pas son temps à bavarder sur scène. »
Et quand elle se retrouve à Francfort à diriger 17 musiciens professionnels allemands qu’elle n’a jamais rencontrés :
« Il faut savoir prendre des décisions qui ne concernent pas forcément la composition ».

Prête pour le reste du monde.

Il ne fait aucun doute, à l’issue de cet entretien, que Kathrine est engagée, travailleuse et déterminée. Son travail paie, et les résultats sont au-delà de ce qu’elle escomptait. Ses projets ? Continuer à parcourir l’Europe, aussi bien avec ses orchestres qu’en tant que compositrice invitée.
“Et puis, bien évidemment, je suis prête pour le reste du monde. »
Elle a été approchée par un blog sud-africain, et un big band japonais lui a acheté de la musique. On dirait bien que le reste du monde est prêt pour elle aussi.

Texte d’Olga Witte

par // Publié le 6 mars 2022
P.-S. :

Cet article est publié simultanément dans les magazines européens suivants, à l’occasion de « High Society ! » une opération de mise en avant des jeunes musiciennes de jazz et blues : Citizen Jazz (Fr), JazzMania (Be), Jazz’halo (Be), London Jazz News (UK), Jazznytt (No), Jazzwise (UK), Jazz-Fun (DE), Jazzthetik (DE), Jazz Dergisi (TU), Jazz Special (DK).

This article is published simultaneously in the following European magazines, as part of « High Society ! » an operation to highlight young jazz and blues female musicians : Citizen Jazz (Fr), JazzMania (Be), Jazz’halo (Be), London Jazz News (UK), Jazznytt (No), Jazzwise (UK), Jazz-Fun (DE), Jazzthetik (DE), Jazz Dergisi (TU), Jazz Special (DK).

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