Scènes

Trondheim Jazzfest, la forge du jazz

Compte rendu du festival norvégien de Trondheim.


Trondheim est Trondheim : située à mi-chemin de la ligne de 2000 kilomètres reliant Stavanger à Tromsø, troisième plus grande ville du pays, et avec ses 40.000 étudiants, centre d’intelligence en sciences, ingénierie, technologie et arts. La Norvège possède, avec le Canada, la plus longue ligne de côte du monde : 101 000 kilomètres. Trondheim est également connue comme le berceau et la forge d’une progéniture norvégienne de la génération jazz post-Garbarek. Grâce à une approche innovante et un apprentissage spécifique initiés en 1979, des générations de grands talents musicaux, de Nils Petter Molvær à Gard Nilssen et Veslemøy Narvesen, en sont sortis.

La dernière édition du festival, en 2019, a célébré les quarante ans de cette institution. Cette année, le festival qui s’étend à travers la ville dans une grande variété de sites, était assorti d’une nouveauté liée à l’importante population étudiante de la ville. Pour la première fois, deux soirées du festival se sont déroulées dans le lieu central de la vie étudiante de Trondheim, le Samfundet (Studentensamfundet i Trondhjem), qui est la plus grande association étudiante de Norvège, abritant un café, un restaurant, des bars et plusieurs installations pour des concerts. Au lieu d’essayer d’attirer les étudiants aux concerts du festival, celui-ci s’est jeté dans la gueule du loup en laissant la musique se déployer au sein même du milieu étudiant, un festival imbriqué dans le festival.

Pendant six jours, les spectacles et les activités du Jazzfest sont répartis dans toute la ville. Son drapeau rouge est un marqueur omniprésent dans les quartiers de la ville. Il indique clairement à quel point le Jazzfest fait souffler le vent du jazz dans tous les coins de la ville. En tant que visiteur, vous apprenez rapidement que presque tout est littéralement au coin de la rue - c’est-à-dire à distance de marche - seul le directeur du festival, Ernst Wiggo Sandbakk, se promène à vélo. Et les coins de rue changent au fil des ans, ce qui fait penser que Trondheim a plus de coins de rue que d’habitants.

Synesthetic 4 © Henning Bolte

Démarrage rapide : Synesthetic 4
À mon arrivée, j’ai dû me précipiter vers la salle appelée « Lokal Scene »pour le spectacle de Synesthetic 4, un merveilleux phénomène de hard beats . J’étais heureux de les voir en direct après avoir été séduit par leur showcase inventif lors de l’édition en ligne de Jazzahead ! 2021.
La confusion féconde est au cœur de la musique de cette bande viennoise composée du clarinettiste Vincent Pongrácz, du bassiste Manuel Mayr, du guitariste Peter Rom et du batteur Andreas Lettner. Leur musique est un perpetuum mobile, tout y est exécuté de manière bizarre, pointue et très ludique. Jean-Michel Basquiat aimerait ça (il jouait aussi de la clarinette) et en donnerait une explication visuelle si la musique arrivait au royaume des morts.
Leur set au Lokal Scene était séduisant, hilarant et très apprécié du jeune public norvégien. C’est un exemple typique du caractère épicé de la programmation d’Ernst Wiggo Sandbakk. Il s’y entend pour sélectionner les meilleurs musiciens et groupes hors de Norvège : Synesthetic 4 (Autriche), O-Jana (Italie), Los Aurora (Espagne), Cyrille Aimée (France), Hermia/Ceccaldi/Darrifourcq (Belgique/France) Pascal Schumacher (Luxembourg) et Tineke Postma (Pays-Bas) ont constitué sa récolte de l’année.

Gros plan sur les grands ensembles
Pendant quatre jours, j’ai eu le plaisir de voir pas moins de six excellents grands ensembles de différentes couleurs.

Guts and Skins Octet © Henning Bolte

Guts and Skins Octet
La bassiste Ingebrigt Håker Flaten et le batteur Paal Nilssen-Love ont mis de côté leurs groupes éminents et puissants (comme The Thing et Atomic) et ont recruté de nouveaux musiciens (et quelques anciens aussi) afin de former de nouvelles constellations musicales. Ici, la formation est composée d’Isabelle Duthoit (cl, voc), Hanne de Backer (bars), Signe Emmeluth (s), Magnus Broo (tr), Alexander Hawkins (p, org), Ingebrigt Håker Flaten (el-b, b), Johan Holmegard (perc), Paal Nilssen-Love (d). Il s’agit d’une commande financée par le Fonds pour les compositeurs norvégiens.
La composition internationale de l’ensemble (norvégien-suédois-danois-belge-français) est excellente et la contribution vocale d’Isabelle Duthoit se révèle tout à fait remarquable. Ce qui ressort du concert, c’est la fraîcheur des échanges avec ces jeunes musiciens et la maturité de Håker Flaten et de Nilssen-Love.
La musique a l’intensité élevée et le climax orageux de The Thing mais avec plus de qualités de dérivation et de foyers incendiaires. Le groupe a « investi » avec force dans l’embrasement des couleurs sonores. L’exemple le plus frappant est une pièce extraordinaire centrée sur de grands gongs et une basse-guitare électrique. C’était une expérience profondément vacillante. La musique, alliant légèreté et grondements profonds, était viscérale et vibrait dans les aigus.

Espen Berg’s “Water Fabrics” © Henning Bolte

Espen Berg’s « Water Fabrics »
Autre œuvre de commande confiée au pianiste de Trondheim Espen Berg, dont le groupe actuel comprend Mathias Eick, Hanna Paulsberg et Silje Nergaard, la suite « Water Fabric » a été jouée le lendemain avec un ensemble de six musiciens comprenant le trompettiste Haden Powell, le batteur Per Oddvar Johansen et une section de cordes composée de Harpreet Bansal (vln), Ellie Mäkelä (alto) et Joakim Munkner (vcl).
Cette œuvre sophistiquée a un tempérament et une intensité bien différents des tourbillons de Guts and Skins de la veille. « Water Fabric » est une suite claire, harmonieuse et tournante de cordes et de trompette aux articulations délicates, soutenue par des tambours bruissant doucement - un autre bel exemple de combinaison trompette-cordes. Berg a su équilibrer le flux, la structure, le rythme, la texture et la coloration. Un défi complexe et fructueux qu’il ont maîtrisé avec soin et sang-froid.

Starlight Big Band © Henning Bolte

Starlight Big Band
Samedi, le Starlight Big Band, formé par dix-huit musiciennes dirigées par la pianiste danoise Kathrine Windfeld, ne s’est pas transformé, comme on aurait pu s’y attendre, en grosse limousine de luxe brillante, mais plutôt en élégante voiture de sport vintage aux lignes épurées. L’ensemble se caractérise à la fois par une densité particulière et par un enchevêtrement glissant qui confèrent à la musique une légèreté et une âme particulières. Pas de prétention à dépasser ou faire exploser les cadres existants. Ce sont plutôt des dynamiques exceptionnelles qui ont été mises en valeur dans un cadre classique, faisant tout l’attrait de la musique ainsi jouée.

Timo Lassy
Le trio d’Helsinki, composé du saxophoniste Timo Lassy, du bassiste Ville Herrala et du batteur Jaska Lukkarinen, a pris la relève, plus petit et plus viril mais non moins sensible. Lassy et ses camarades nous ont régalés de récits ardents et solides au ténor, de bonnes vieilles vibrations à la basse et d’une batterie acérée - roulante, culbutante, rugissante et rayonnante dans des errances lascives, des attaques nerveuses, des expéditions audacieuses et des prières ardentes. Une affaire tout à fait agréable.

Le dernier jour, trois ensembles d’un poids considérable ont joué.

Trondheim Voices © Henning Bolte

Trondheim Voices
Pour le festival suédois (Umeå), les chanteuses suédoises Lina Nyberg et Josefine Lindstrand se sont associées aux Trondheim Voices et à la percussionniste danoise Michala Østergaard-Nielsen pour « Songs Around The World ». En projetant des extraits de paroles utilisés par une grande diversité de chanteurs, Nyberg et Lindstrand sélectionnent des passages et des extraits de chansons qui sont ensuite entrelacés en direct avec les voix de Heidi Skjerve, Tone Åse, Siri Gjære, Ingrid Lode, Siril Malmedal Hauge, Anita Kaasbøll et les percussions de Michala Østergaard-Nielssen, une approche inhabituelle de réinterprétation avec des espaces ouverts et pré-structurés.
Une multitude de techniques vocales sont utilisées pour laisser des traces, immerger ou transcender - le tout ponctué et entraîné par les percussions d’Østergaard-Nielsen.
Les auditeurs doivent alors se fier aux couleurs des voix et tendre l’oreille vers les points de connexion pour imaginer leur propre poétique à partir de ce flux (voir par exemple mes dessins en direct). Dans l’ensemble, c’est une sorte de tourbillon aérien qui danse dans l’esprit des auditeurs.

Trondheim Jazzorkest © Henning Bolte

Trondheim Jazzorkest
Au Dokhuset, une formation New York-Berlin-Trondheim dirigée par la saxophoniste et flûtiste new-yorkaise Anna Webber attend de se lancer dans l’aventure. Immédiatement, l’œuvre se déploie et s’élabore de manière massive, grâce à une grande clarté dans la manière de façonner les contours : puissants et mobiles avec des cycles rythmiques étroitement imbriqués.
Avec une instrumentation composée de deux contrebasses, deux tubas - bon sang ! - deux percussionnistes, deux saxophonistes, deux claviers - le paradis ! - ainsi qu’une flûte et une clarinette - Olympe ! - elle ouvre de grandes possibilités et une interaction forte et inexorable. Le groupe déclenche d’énormes forces gravitationnelles - un travail collectif dirigé par une main forte.
Il ne s’agit pas seulement d’effets. La force motrice vient d’un endroit plus profond, comme dans le cas des volcans : des expansions en couches, des axes rotatifs et des cycles rythmiques se fondent dans une expressivité puissante et obsédante.

Stian Carstensen © Henning Bolte

Stian Carstensen Musical Sanatorium
Le grand final est dévolu au légendaire touche-à-tout et multi-instrumentiste Stian Carstensen (1971), un authentique original norvégien et aussi un pur produit de la forge de Trondheim. Son groupe de bulgaro-jazz Farmers Market avait déjà fait un tabac, (« napravi pruskane ! » en bulgare) à la fin du siècle dernier et, depuis, il trace un sillon personnel à travers les paysages musicaux de notre monde.
Le concert est la transposition en live de son dernier album « Musical Sanatorium ». Le spectacle avec son ensemble de onze musiciens a lieu à Byscenen, un théâtre de style ancien datant de 1878 associé au mouvement ouvrier classique, où une grande diversité d’activités et de réunions ont eu et ont toujours lieu - représentations théâtrales, réunions politiques, matchs de boxe et toutes sortes de concerts. Né dans des métriques bizarres, rien ne semble étranger à Carstensen sur le plan musical. Embarqué dans une comédie de genre standup, son spectacle se déroule en étroite relation avec les sourires complices et fervents de son public.
Passant avec souplesse des asymétries bulgares au Bluegrass, des teintes indiennes à la polyphonie de la Renaissance, il va sans effort de l’accordéon à la guitare, du kaval à la pedal steel. En bref, il transporte son public dans les chambres merveilleuses de son sanatorium musical - un kaléidoscope musical mondial et une vibration de cosmopolitisme indigène.

Trondheim Jazzorkest © Henning Bolte

Konklusjon
Le temps était encore en mode fin d’hiver (les voitures roulaient avec des pneus cloutés) mais la conversion en mode festival a pu se réaliser pleinement avec un programme allant de Garbárek à Carstensen. J’ai été particulièrement frappé par la variété des grands ensembles. Le Jazzfest a encore une fois réussi à présenter une collection bien choisie, équilibrée et enthousiasmante de groupes scandinaves et du reste de l’Europe.
Allez les visiteurs, en avant vers la 35e édition !

par Henning Bolte // Publié le 29 mai 2022
P.-S. :

Line-up :

Starlight Big Band : Trompettes : Gunhild Elisabeth Berget, Eli Hatlehol, Tuva Olsson, Tyri Eide / Trombones : Hilde Normann Lund, Guro Kvåle, Solveig Rivenes Lone, Cathrine Holmesland / Bois : Ingrid Steinkopf (fl), Amalie Dahl (altsax, ss), Liv Ellen Rønning (altsax), Ragnhild Faanes, Mona Krogstad (ts) Jenny Frøysa (baryton) / Kathrine Windfeld (p), Agnes Persson (g), Oda Kristine Steinkopf (b), Inga Mei Steinbru (dr)

Trondheim Jazzorkest : Anna Webber (sax ténor, fl), Klaus Holm (clar), Mette Rasmussen (altosax), Peder Simonson (tuba), Martin Taxt (tuba), Ida Løvli Hilde (acc), Liz Kosack (keyb), Hans Hulbækmo (dr), Matilda Rolfsson (gran kassa, perc), Ole Morten Vågan (b), Nick Dunston (b), David Solheim (sound).

Stian Carstensen Musical Sanatorium : Ola Kvernberg, Atle Sponberg, Bjarne Magnus Jensen (vln), Audun Andre Sandvik (vcl), Find Guttormsen (b), Ola Erlien (g), Sidsel Walstad (harpe), Giani Lincan (cymbalom), Torbjørn Dyrud (clavecin, p élec, p), Jarle Vespestad (dr).