Tribune

La relève rebelle vient de Flandre

Le nouveau jazz des Flahutes (expliqué aux Français)


Donder ©France Paquay

Tout a commencé en ce qui me concerne lors d’une tiède soirée d’avril, il y a trois ans. L’An Vert, un minuscule (et sympathique) club de jazz niché à Liège, tout juste à Djud’la, en bord de Meuse. S’y produisent, du haut de leurs trois fois vingt ans, les membres du trio Donder (le tonnerre en néerlandais). Une veste « Adidas » jetée sur les épaules de l’un, un air angélique affiché sur le visage des autres et un swing vaporeux en guise de courroie de transmission. Alléluia ! Le nouveau jazz du Nord arrive ! Une musique introspective qui se joue et s’écoute les yeux clos… Mais pas que…

Vite ! En découvrir davantage !

De Waal is best sympatiek, alhoewel een beetje lui… [1]

Vous dresser tout d’abord un bref aperçu de la géopolitique des lieux.

La Flandre (vous noterez l’emploi du singulier) ! Petit bout de territoire sur lequel s’entassent plus de six millions et demi d’âmes qui enfourchent quotidiennement une bicyclette… Une densité de population environ cinq fois supérieure à celle de la France… Mais paradoxalement, cette population préfère majoritairement s’enfermer dans une villa cossue plutôt que tisser des liens avec les voisins.

De tous temps, Francophones et Flamands se sont distingués par des stratégies de vie différentes.

Tandis qu’au Nord on s’attachait à faire fructifier l’économie et la culture locales, le Wallon, lui, sacrifiait ses économies pour tenter de sauver les emplois générés par des charbonnages non rentables et une industrie moribonde. L’un prospérait, l’autre s’appauvrissait. Un mécanisme de financement constitutionnel impose encore aujourd’hui au Flamand d’être solidaire afin de compenser les déséquilibres budgétaires de son voisin wallon. Le populisme, lui, fait le guet, attendant patiemment que son heure sonne…

Symboliquement, en pleine campagne électorale de 2005, Bart De Wever (NVA, parti nationaliste de droite) fait déverser deux cent cinquante mètres cube de (faux) billets de banque sur la frontière linguistique. Argent que le courageux travailleur flamand est censé abandonner chaque année au fainéant chômeur wallon. Un cliché qui éveillera chez l’électeur flamand une passion pour le vote nationaliste ou d’extrême-droite qu’on ne lui connaissait pas jusqu’alors.

Depuis, le Sud vote de plus en plus majoritairement à gauche (notamment en faveur du parti marxiste PTB) tandis que son voisin du Nord donne sa voix au Vlaams Belang (extrême droite) ou à la NVA. Ce qui, d’élection en élection, ne rend quasiment plus possible la formation d’un gouvernement fédéral.

comme Bruxelles l’a vécu dans le passé, une contre-culture forte compense partiellement les dysfonctionnements d’une société en repli

Nordmann ©Diane Cammaert

« Oui, mais le jazz ? », me direz-vous… J’y viens. Une tranche significative de la population flamande n’aime guère ce repli nationaliste. Et elle l’exprime sous différentes formes. Parmi cette jeune garde réactive, on trouve pas mal d’artistes. Il suffit de s’intéresser un peu à la culture anversoise (le fief de Bart De Wever) pour constater à quel point la ville est riche en musiciens alternatifs, peintres et autres génies de la mode… Et eux, « ces bobos gauchistes », la droite populiste flamande les déteste autant, sinon plus que le Wallon paresseux.

Ik ben mijn bladmuziek in de kleedkamers van de Beeurschouwburg verloren.  [2]

C’est un avis personnel : comme Bruxelles l’a vécu dans le passé, une contre-culture forte compense partiellement les dysfonctionnements d’une société en repli, dont certains jeunes ne veulent pas. Ce postulat est partagé par un vieil habitué des scènes anversoises : « Faute de moyens et de soutien, les artistes anversois ont appris à davantage se battre pour imposer leur musique. Ça a notamment permis à des labels de se développer » (Roel Van Camp, musicien au sein de la formation DAAU). Mais ce n’est pas l’unique raison… « Il y a de plus en plus de conservatoires en Flandre… Nos professeurs sont aussi de plus en plus jeunes et sans doute plus ouverts aux autres courants musicaux. Comme Free Desmyter, qui nous a pris en charge » (Harrison Steingueldoir – le pianiste de Donder).

Conséquence de ce double phénomène, une pléthore de groupes voit le jour en Flandre. Point de convergence entre eux, tous ajoutent dorénavant un ingrédient supplémentaire à leur jazz. De la rébellion sous la forme d’une attitude punk ou d’une énergie rock (Hast, Dans Dans, Nordmann, MannGold, Hypochristmutreefuzz…), du néo-classique aventureux (Donder), du hip-hop (TaxiWars), de l’exotisme (Black Flower), des effets électroniques (Stuff., Schntzl, BeraadGeslagen…), voire enfin un peu de tout cela (le fantastique Condor Gruppe).

Condor Gruppe ©France Paquay

N’allez cependant pas penser que tout ceci se passe toujours en parfaite communion… « Je n’ai pas le sentiment qu’il existe une « scène flamande ». Je n’ai pas l’impression d’appartenir à une famille. Bien sûr, on se connaît, on se croise dans les festivals. Il y a du respect, mais on n’échange rien entre nous. Je ne pense pas que l’on puisse parler d’un courant musical » (Michiel Van Cleuvenbergen – leader du Condor Gruppe).

Ces propos doivent certainement plaire aux sbires de la nouvelle majorité politique flamande qui aime diviser. Celle-là même qui a, dans ses attributions, le financement de la culture de sa Région. Or, dans un grand élan de générosité nombriliste, le Gouvernement flamand (droite et centre-droite) a décidé de réduire drastiquement les subsides alloués à la culture, jusqu’à soixante (!) pour cent pour les nouveaux projets « alternatifs ». Sont particulièrement visées et pénalisées la télévision publique nationale et les petites structures indépendantes. Ceux, sans doute, qui ont particulièrement combattu les idéaux nationalistes…

Black Flower ©Diane Cammaert

Et pourtant, cette scène existe, décomplexée. Mieux, elle nous fait penser au jazz qui sort depuis peu des clubs underground londoniens.

Zalig Vlaanderen, waar de Vlaming zich thuis voelt [3]

C’est une autre particularité que l’on rencontre en Belgique… Les voyages outre frontière linguistique sont relativement rares chez les musiciens. Dans un sens comme dans l’autre. « Je ne sais pas trop d’où ça vient, mais en effet, c’est le cas… Les groupes flamands jouent peu souvent en Wallonie. Peut-être est-ce lié aux budgets plus réduits dont disposent les salles wallonnes ? (ces propos ont été recueillis avant le coup de sape décrété en Flandre – NDLR). Personnellement, ça ne me dérange pas de venir jouer en Wallonie et de gagner moins d’argent. Nous y avons toujours été bien accueillis. Nous préférons un bon accueil et gagner moins d’argent que l’inverse ».
Les « anciens » n’ont pas disparu… On voit encore régulièrement les noms de Teun Verbruggen, Stijn Cools, Wout Goris, David Linx ou Tuur Florizoone sur les affiches, y compris en dehors de la Flandre. Paradoxalement, ils demeurent plus connus en Wallonie que la plupart des groupes flamands promis à un bel avenir international.

Certains d’entre eux, du haut de leur isolante jeunesse, ont conclu un contrat international (Stuff., Black Flower, Nordmann …). La relève rebelle et prometteuse est en marche pour conquérir d’autres publics. Pourvu qu’on lui en donne les moyens…