Entretien

Naïssam Jalal, médecin malgré elle

La flûtiste présente un nouveau répertoire. Rencontre.

Healing Rituals © Jérôme Prébois

Quelque chose a changé chez Naïssam Jalal. Elle affirme que c’est juste une question de maturité, qu’elle vieillit, tout naturellement, qu’elle poursuit inlassablement son chemin. Avec, sous le bras, un « Healing Rituals » qui fait du bien à celui qui l’écoute !

Naïssam Jalal

- Je tenais tout d’abord à vous féliciter pour avoir conçu ce magnifique album. Qui découle pourtant d’un moment de vie douloureux pour vous.

En effet. Mais en vérité, il y a beaucoup de choses qui m’ont amenée à faire ce disque. Pas uniquement ce que j’ai vécu… Même si c’est dans cette expérience-là que j’ai puisé mon inspiration. Je pense que Healing Rituals est la suite logique de mon travail qui tente de relier la musique à la spiritualité. Quest of the Invisible en était la première étape… Celui-ci constitue une suite logique.

Quand j’ai été hospitalisée, je recevais la visite d’un ami qui venait jouer de la musique dans ma chambre. Je sentais que ça me faisait vraiment du bien. Plus tard, j’ai pensé que ce serait profitable pour d’autres personnes malades que je leur transmette ce que j’avais eu la chance de recevoir. À mon tour, je suis allée jouer dans des services d’oncologie où je rencontrais des patients qui se trouvaient en phase de rééducation, mais aussi parfois en soins palliatifs, des personnes qui savaient qu’elles n’avaient plus beaucoup de temps à vivre. C’est une expérience très forte, très belle aussi. Une expérience qui m’a poussée à écrire les « rituels de guérison ».
C’est un long cheminement. Je mets cela en parallèle avec le fait qu’après chaque concert, depuis très longtemps, des gens m’expliquent que ma musique les a fait pleurer. Qu’elle leur a fait du bien. Si ma musique a ce pouvoir-là, alors je dois poursuivre sur cette voie.

- Chaque rituel est lié à un élément naturel qui nous entoure. C’est important pour vous, ce rapport à la nature ?

Oui, le disque est le reflet de mon questionnement par rapport à la nature. Quand vous vous trouvez à l’hôpital – voire lorsque vous vivez en société – vous vous trouvez complètement coupé de la nature. Alors qu’elle est une source d’apaisement, qu’elle nous donne l’énergie dont nous avons besoin.

Ça fait vingt ans que je me pose des questions sur les silences et l’épure.


- Pouvons-nous parler d’un album de transition ? Vous jouiez avec les mêmes musiciens depuis pas mal de temps.

Claude Tchamitchian jouait déjà sur Quest of the Invisible. Je continue à jouer avec ces musiciens-là. Il n’y a pas de rupture, mais bien la suite du chemin que je trace. En fait, tout est intimement lié à mes chemins intérieurs de vie, à des réflexions. Je suis un être humain : je vieillis, je grandis. Les choses mûrissent. L’écriture est différente, ma musique devient plus « chambriste », si vous voulez. Ça fait vingt ans que je me pose des questions sur les silences et l’épure. J’aimerais aller à l’essentiel dans la composition. Peut-être que mon prochain album sera pire encore (rires).

Naïssam Jalal © Christophe Charpenel

- Ce qui ne change pas, c’est l’intensité que vous mettez dans l’interprétation de votre musique.

Oui, c’est évident. Je fais aussi de la musique pour moi, pour tenir debout. Je n’aurais même pas envie de vivre si je n’en faisais pas. Je mets tout mon être dans ma musique. C’est le seul moyen de garder la tête hors de l’eau…

- Est-ce que le monde qui vous entoure vous insatisfait ?

Bien sûr ! Il y a un lien avec Rhythms of Resistance qui est un projet plus politique. Lorsque l’on se bat et que l’on se sent impuissant, on s’accroche à la spiritualité. J’ai été marquée par la révolution syrienne, par le fait qu’ils continuent à mourir malgré leur courage et les sacrifices consentis.

- Dénoncer les dysfonctionnements de nos sociétés, est-ce le rôle des artistes ?

Non, c’est le rôle de chacun d’entre nous. Je n’aime pas ce monde, la déshumanisation est violente ! Est-ce notre rôle, à nous les artistes, d’amuser les gens et de détourner leur attention de ce qui ne fonctionne pas ? Je ne crois pas. Il y a ceux qui choisissent de faire de la musique pour donner du plaisir aux gens, de les éloigner de leurs préoccupations. C’est sans doute une bonne chose, c’est peut-être nécessaire, je ne juge pas. Je ne m’inscris pas dans cette logique-là. Ma musique me sert à exprimer ce qui fait mal. Elle me sert à tenir. Je ne peux pas faire une musique qui ne tienne pas compte de cette douleur.

Devoir sans cesse me battre parce que je suis une femme, que je proviens de l’immigration et que je ne corresponds pas aux stéréotypes du jazz


- Je comprends ce que vous exprimez… Mais votre musique, sans vouloir répondre aux codes de l’entertainment, fait elle aussi beaucoup de bien à ceux qui l’écoutent. C’est le cas pour ceux qui assistent à vos concerts.

C’est vrai, je le pense aussi. Mais ma musique est une musique d’expression. L’industrie culturelle, qui appartient à une certaine forme de capitalisme, n’a pas besoin de moi. C’est bien pour cela que ma musique ne sera jamais diffusée sur NRJ et toutes ces radios-là. La plupart des médias ne sont pas indépendants, ils sont au service de ceux qui les possèdent. Je ne corresponds pas à ce projet-là.
Heureusement, il reste le service public, sinon, je n’existerais tout simplement pas dans les médias. Or, j’en ai besoin si je veux que ma musique arrive aux oreilles des gens.
Il y a des gens qui me soutiennent, qui croient en ce que je fais. Il y a encore des endroits où je peux exister sans qu’il soit question d’obligations économiques.

Naïssam Jalal © Christophe Charpenel

- Dans le paysage du jazz français, vous devez vous sentir aussi un peu à l’écart des modes et des courants. Où vous situez-vous ?

Nulle part et je ne m’en soucie pas trop… Je n’ai pas envie d’occuper des cases, je veux juste jouer la musique qui me plaît et qui me fait du bien. Je ne peux pas fonctionner autrement.

- Vous tournez beaucoup, vous êtes constamment en mouvement. Avez-vous ressenti, ou vous arrive-t-il de ressentir, une certaine lassitude, d’être un peu fatiguée de cette vie que vous menez ?

Je ne peux pas vous répondre pour l’avenir. Ce qui me lasse, c’est le monde de la musique. Devoir sans cesse me battre pour obtenir des contrats, pour jouer, pour faire entendre ma musique. Parce que je suis une femme, que je proviens de l’immigration et que je ne corresponds peut-être pas aux stéréotypes attendus du jazz. Me battre pour prouver que je suis légitime. Voilà ce qui m’épuise !
Mais me trouver sur la route, partager des émotions avec le public, ça ne m’épuise pas. Ça me nourrit au contraire ! Si je devais arrêter de faire de la musique professionnellement, ce serait uniquement parce que ce milieu-là me dégoûte. Heureusement, pour le moment, ce n’est pas le cas. Je reçois de l’amour en échange de la musique que je donne au public.