Entretien

Laurent Marode

De la tradition à la passion…

Citizen Jazz a assisté au concert de Laurent Marode Sextet au début 2006 au Sunset. Dans une vraie ambiance de club, la musique de Marode provoque un électrochoc sur des synapses un peu rouillées.

Comme un décrassage, les compositions précieuses, ciselées et justes de Laurent Marode se glissent dans des zones oubliées de nos oreilles. Comme une caresse, les cuivres de son sextet nous rappelle l’évidence du jazz. Par sa musique ancrée dans la tradition jazz, ce jeune musicien nous a intrigué. Il fallait donc l’interviewer.

Laurent Marode est un personnage un peu à l’image de sa musique. De caractère présent et réfléchi, il a le sens de la langue avec un vocabulaire choisi. Face aux questions qui le gênent, il n’hésite pas à pratiquer la langue de bois ; mais plus par humilité que pour échapper aux questions gênantes.Derrière le masque de la confiance, le musicien nous montre un homme passionné, touchant, souvent clairvoyant et convaincu.

  • Laurent Marode, tu as 26 ans et tu es pianiste de jazz, leader d’un sextet. Quel est ton parcours ?

Mes parents m’ont poussé à faire du piano quand j’avais 5 ans. On habitait la banlieue parisienne, à St Maur. J’aimais l’instrument mais je n’étais pas un élève très assidu. Après avoir déménagé à Orsay, je me suis retrouvé dans le très bon conservatoire de la ville. Mon professeur, extrêmement sévère, s’appelait Philippe Corre et était surtout connu dans le monde de la musique classique. La plupart des élèves qui apprenaient avec lui, soit en faisaient leur métier, soit arrêtaient définitivement. Il a donc dû se passer quelque chose à cette époque..

Laurent Marode - © Titi Costes
  • La BEPA est une étape importante de ta vie…

C’est Emmanuel Desjeux qui m’a donné mes premiers cours de jazz. Il m’a fait rencontrer Samy Abenaïm, et à partir de là, il y a eu comme un déclic.
Samy était l’ancien directeur, avec Bernard Maury, de la Bill Evans Piano Academy (BEPA). Les deux sont maintenant décédés.

Samy était aveugle et il a su tout de suite ce qui n’allait pas dans mon jeu. Il m’a un peu pris sous son aile. Samy et Bernard étaient dotés d’un tel charisme et d’une telle passion qu’ils m’ont fortement communiqué leur amour de la musique et leur façon de l’aborder.
Pour moi, la BEPA a été une vraie expérience humaine, et cette expérience m’a influencé dans mes choix musicaux futurs, presque autant que l’apprentissage lui même.
J’y ai rencontré Katy Roberts, qui est actuellement ma prof et à qui je dois beaucoup, mais également Bruno Angelini, Cedric Granelle qui m’ont beaucoup aidé. Tous ces gens m’ont montré les chemins à éviter et les chemins intéressants pour évoluer.

Enfin, il y a eu les étudiants de la BEPA : je pense notamment à Michael Lecoq, pianiste redoutable doté d’un sens du rythme phénoménal, ou à Nicolas Chalopin et son sens développé de l’harmonie. Tous ces gens m’ont beaucoup poussé parce que, humainement, on s’entendait bien. J’aimais bien traîner avec des gens meilleurs que moi ; j’ai beaucoup gagné à leur contact.

  • Pourquoi le piano ?

La raison principale est que mon père en jouait et qu’il y avait un piano à la maison. J’aurais pu changer, car j’ai joué dans des groupes, au lycée, où j’étais alternativement pianiste puis batteur ; on touchait un peu à tous les instruments. Mais, j’avais cette attirance pour le côté impérial du piano où l’on peut jouer aussi bien les basses que les accords ou la mélodie. Puis, j’ai toujours été attiré par le côté harmonique et avec le piano tu es servi !
Enfin, il y a ce côté visuel : bien visualiser les accords, la façon dont marchent les conduites de voix [1] un peu comme si c’était un dessin. Ça, ça me plaît !

  • Je suis allé voir ton concert au Sunset le 26 janvier 2006, et j’écoute souvent ton album avec ton sextet…

Ce sextet, c’est un vieux rêve de monter une formation avec trois cuivres et surtout de travailler avec des gens qui ont un bon niveau et qui peuvent apporter quelque chose à ma musique. Il me permet aussi de m’inscrire dans une tradition musicale.
Par ailleurs, j’aime la composition depuis toujours car cela permet d’exposer son propre bagage : on entend ce qu’a écouté le musicien, ses goûts, les couleurs qu’il a emmagasinées et qu’il s’est appropriées.

  • Effectivement, dans ton CD I Mean, il n’y a que des compositions.

La composition, ce n’est pas quelque chose qui tombe du ciel ! Par exemple quand je compose, j’écoute des disques de Mingus pendant trois mois et je m’inspire de son style avec ma sensibilité, mon goût personnel… Pour réaliser cela, il faut travailler avec des musiciens suffisamment mûrs qui connaissent et qui ont intégré ces références. C’est pour ça que j’ai fait appel à des musiciens assez expérimentés.

David Sauzay - © Titi Costes
  • Pourquoi es-tu aussi attaché à la notion de composition, en y apportant tant de travail, de détail et ce côté précieux ?

C’est une bonne question et je vais essayer d’y répondre le mieux possible.
Quand tu composes, tu prends le temps de dire quelque chose. Je suis quelqu’un qui a besoin de temps et qui profite de cette possibilité extraordinaire qui lui est offerte.
C’est aussi une manière pour moi de corriger ce côté fouillis que je peux avoir de temps en temps et de travailler longtemps avec une idée, pour être certain que la formulation de cette idée correspond bien au message que je veux transmettre. Et je change la composition, et je change l’harmonie, et je change la mélodie…
Puis, à un moment, j’ai la sensation d’avoir trouvé le message que je veux faire passer. Par exemple, « Snoopy Mobile », c’est quelques notes qui ont du sens dans la version finale du morceau. C’est comme quand un romancier te décrit un personnage en quelques phrases. Et toi, tu le visualises et tu le cernes pour le reste de l’histoire.

Je cherche aussi à être précis et clair avec mon vocabulaire. Par exemple, quand j’ai rencontré les frères Gherbi, j’ai beaucoup appris. Alors qu’ils n’avaient pas leur niveau actuel, ils jouaient avec leurs références, leurs capacités en les exploitant au maximum et ils le faisaient bien, de manière sereine et posée. Ils avaient un vocabulaire qu’ils ont exploité habilement en attendant d’en acquérir d’autres. Aujourd’hui, Abdès et Karim sont, à mes yeux, des musiciens de grande qualité.
Ils ont commencé par le bon bout.
Fabien Marcoz m’a beaucoup aidé aussi. D’abord parce que c’est un contrebassiste qui m’impressionne énormément et qui swingue terriblement. Ensuite, parce qu’il fait le choix juste des notes en gardant une grande précision dans son jeu.
Ces gens là m’ont fait comprendre beaucoup de choses en musique.

  • Comme beaucoup de pianistes, tu as le sens du détail…

A la BEPA, Joe Makholm avait un cours de composition jazz qui consistait à étudier les musiciens par cycles. Je recommande d’ailleurs d’aller prendre des cours avec lui, car sa démarche consiste à te montrer ce qu’est la composition. Il décortique l’harmonie, l’évolution musicale des musiciens, fait faire des relevés … Il finit par nous faire composer dans le style des musiciens que l’on a abordés.
Il met le doigt sur une chose importante : le mécanisme de la composition chez les autres pour que toi tu puisses composer.

  • Tu as aussi le sens de l’économie dans tes improvisations.

Plus j’apprends à improviser, plus j’essaie d’avoir le même type de démarche que dans la composition.
Quand je compose, j’ai une idée de mélodie mais je n’y arrive jamais du premier coup. Cette mélodie, je la travaille une centaine de fois avant d’obtenir le produit final.
Dans l’improvisation, je n’ai qu’un essai.
J’essaie de viser mes points de rendez-vous dans les idées : je vais d’un point à l’autre en faisant en sorte que cela donne une image. C’est un exercice difficile alors qu’il y a plein de musiciens qui y arrivent très bien, je pense à David Sauzay, Fabien Mary, Hugo Lippi, Mourad Benhammou, Fabien Marcoz… Ils ont ce souci d’être clairs dans leur dessein d’improviser et d’interpréter.
Pour l’instant, je cherche l’idée brute.

  • Les musiciens du sextet sont plus âgés et plus expérimentés que toi. Après les avoir vus sur scène et écoutés sur ton cd, on les découvre très appliqués, très à l’écoute de leur leader. Leader qui est jeune et moins expérimenté qu’eux. Comment expliques-tu cela ?

[Silence]

Je crois qu’avant tout, les musiciens qui m’entourent sont de vrais professionnels. Donc à partir du moment où ils ont accepté de jouer sur mon projet, ils le font avec un réel professionnalisme. Je crois que ce n’est pas une attitude par rapport à moi, mais un ’investissement dans un projet.
La première chose est qu’ils ont bien compris ma musique. Pour I Mean, Rasul Siddik m’a dit : « Ça sonne vraiment comme un morceau de Mingus ». Il s’avère que c’est un morceau que j’avais composé dans le style de Mingus. Ce n’est pas forcément le plus dur à imiter, car c’était un compositeur particulier chez qui on retrouve des ambiances signées. Mais c’était le plus beau compliment que l’on puisse me faire !
A partir de là, j’ai gagné car ça touche leur bagage culturel et donc, quelque part, je touche directement les musiciens qui jouent avec moi. Automatiquement, ils sont impliqués dans le projet, le son, et dans la façon d’amener des idées dans le respect du morceau que j’ai écrit.
Jamais en décalage, leurs idées ont affiné les compositions, ce qui montre le niveau d’intégration et de compréhension de la musique chez ces gens-là ! C’est un bonheur de travailler avec eux !

Abdès Gherbi - © Titi Costes
  • Dans cette section cuivre, les trois soufflants proviennent d’horizons, de cultures, d’origines et de styles différents. Cela interpelle !Pourquoi ce choix ?

La réponse est dans ta question.
Si tu choisis trois musiciens expérimentés pour jouer dans ton groupe, tu sais qu’à chaque fois qu’il va y avoir un changement de chorus, cela va bien se corréler et qu’on va assister à un changement de paysage tout en conservant un lien fort dans la musique.
Certes, leurs expériences et origines sont différentes, mais quand ils jouent, l’auditeur peut regarder à droite ou derrière pour voir de belles images : il a un paysage visible sur 360°.
Avec David, le paysage est dans le Bop/Hard Bop, avec Rasul dans le Hard Bop et un peu ce qui vient après. Jerry est un musicien de pupitre qui a joué avec Tony Bennett et Ray Charles. Jerry, c’est une éponge ; il écoute un chorus, s’en imprègne et quand vient son tour, il est logique par rapport à ce qui vient d’être joué. Voilà ce qui me plaît chez ses trois musiciens ! Ils ont chacun leur facture et leur expérience.

  • Tu as quand même le goût de l’aventure ?

En fait, je les ai rencontrés par des amis d’amis, et les amis des amis de mes amis sont mes amis… Je ne sais pas si on va bien me suivre là-dessus [rires].
A partir du moment où tu t’entends bien humainement avec les gens, je pense que c’est le premier pas. Quand Jerry Edwards est arrivé dans le groupe, cela a été le petit rayon de soleil : un type très ouvert.
Ces gens sont professionnels et précis par rapport à la musique et vis-à-vis du projet dans lequel ils s’investissent.
Quand on entend ces musiciens jouer, il est évident qu’on peut aller les voir et leur dire « J’ai un projet ». Leur gentillesse et leur respect de la musique transparaissent dans leur jeu.
Par ailleurs, quand quelque chose les gêne, ils me le disent très clairement. Je ne me suis pas senti en danger entouré de ces musiciens-là.
En ce qui me concerne, je suis assez facile à vivre et je comprends assez vite les mécanismes du relationnel. Je suis peut être culotté par rapport à la musique, mais le côté humain prend le dessus et ça se passe très bien. J’en retire une grande leçon d’humilité …

Jerry Edwards - © Titi Costes
  • Ne serais-tu pas un leader charismatique finalement ?

Houlà ! [Silence]
Quand je compose une musique, je suis assez sûr de moi, contrairement à d’autres situations, comme les situations de jeu.
Bernard Maury parlait souvent de « faute de goût ». La première fois que j’ai entendu ça, je me suis dit qu’on allait juger le goût des autres.
En fait, je crois que Bernard avait mis le doigt sur un sujet un peu tabou aujourd’hui qui est … [hésitation] … que le bon goût existe quand même…
Quand tu te réclames de musiciens aussi géniaux que Mulligan, Mingus ou Monk et si tu restes fidèle à ces Grands, tu ne peux pas vraiment te planter dans tes compos.
En restant assidu et en essayant de servir la tradition de cette musique dans le respect de ce qu’elle amène, je n’ai pas pris énormément de risques dans mon choix de compositions.
Je ne sais pas si ça répond à ta question.

  • « Leader charismatique » semble te gêner… l’histoire tranchera. Mais comme tu le dis, si tu sais ce que tu fais, ça rassure les gens qui t’entourent…

A mon niveau et pour la composition, je pense que je suis sur les bons rails. A partir du moment où les musiciens qui m’accompagnent ont vu qu’on prenait une bonne voie, je crois que j’ai gagné leur confiance.

  • Alors, peux-tu nous aider à décrypter tes influences majeures ?

Les musiciens de jazz m’intéressent tous plus ou moins !
A la base, je ne viens pas du jazz mais plutôt des Beatles. Par rapport à mes potes qui écoutaient du hard rock, j’étais en décalage car j’écoutais la pop des années 60 … et un peu de jazz aussi.
J’ai fait le chemin inverse : quand tu viens du rock, tu n’écoutes pas tout de suite Louis Armstrong, plutôt Mahavishnu Orchestra. Alors plus j’avançais à reculons dans le temps, plus j’avais envie de comprendre les bases, et donc le blues. J’ai alors écouté du Hard Bop, du Bop, du swing avec Oscar Peterson, Errol Gardner, Art Tatum …
Puis je suis remonté dans les années et suis resté bloqué dans la période du Hard Bop. J’adore Horace Silver- le projet de Karim Gherbi sur Horace Silver, je trouve que c’est une excellente idée de faire ça aujourd’hui !
J’aime des pianistes qui ne sont pas super connus comme Horace Parlan, Duke Pearson, et évidemment des stars comme Kenny Barron, pour toutes les raisons que j’ai dites. Il a l’histoire dans les doigts.
J’adore Bill Evans pour mon amour de l’harmonie et le son du piano pur.
J’aime aussi les soufflants : Coleman Hawkins, Kenny Dorham…
J’ai beaucoup écouté Art Blakey, Max Roach.
Les chanteuses aussi : on peut faire découvrir le jazz avec Ella et Louis accompagnés par l’Oscar Peterson trio. C’est un disque magique.

Une anecdote : je jouais sur les terrasses à Nice, et j’avais l’impression de ne pas avoir trop mal joué, pour une fois. Mon ami et pianiste Michael Lecoq me dit : « C’est bien, tu as fait le gig, mais tu ne m’as pas raconté grand-chose ». Je me souviens d’avoir été assez vexé sur le coup et j’y ai réfléchi. Puis il y a eu un déclic quand j’ai réécouté le disque d’Ella : j’ai compris que ce qui est important dans une chanson ou un chorus, c’est le squelette. Le squelette, c’est la mélodie de ton chorus.
Et quand tu as un squelette clair dans un chorus, tu obtiens une très belle mélodie. C’est en écoutant tous ces grands musiciens que tu aboutis à cela.

David Sauzay, Rasul Siddik, Jerry Edwards - © Titi Costes
  • On a bien compris l’influence de l’histoire chez toi, mais pourquoi sonner comme … ?

« Sonner comme » est un challenge impossible. Tout simplement parce que tu n’as pas la même histoire, la même vie que celui qui t’inspire. C’est juste piger comment quelqu’un que tu admires en est arrivé à un niveau qui te touche directement.

Autre anecdote : un journaliste était venu interviewer Sami Abenaïm et lui avait demandé s’il n’avait pas peur de faire des petits Bill Evans. Sami lui avait répondu : « Ça serait déjà pas mal ».

  • Te sens-tu proche de Wynton Marsalis & Co qui aussi se revendiquent de l’héritage historique du jazz ?

J’adore les Marsalis. Ce sont des musiciens exceptionnels - même si ce ne sont pas eux qui m’influencent le plus.
Il y a deux façons de faire évoluer la musique selon moi :être novateur et déposer une graine, ou être sur un arbre et prolonger des branches au bout desquelless tu peux t’inscrire comme une petite feuille…
Par exemple, Oscar Peterson n’était pas un novateur : il a porté à l’apogée l’idée du swing sans l’avoir inventée.
Je crois qu’un musicien comme Wynton réussit à intégrer beaucoup de choses et à rejouer cette musique, parfois, avec beaucoup de goût ; j’aime beaucoup ses premiers disques, le volume 1 des Standards. Et je vais te dire un truc, j’aime bien Jeff Tain Watts, leur batteur …
[Rires]
Pour finir, je dirais que le jazz a vécu son âge d’or. Pour reprendre les termes de « bon goût » et de « bons rails », je crois que le jazz a, à un moment, quitté la voie royale.
Pour ma part, quand j’ai besoin de retrouver des repères, ce n’est pas vers les années 90 que je me tourne alors qu’il y a eu des choses et des expériences formidables. Plutôt vers le Hard Bop des années 60, période sur laquelle je suis encore arrêté.
C’est bizarre ! J’aimerais bien être influencé par des choses proches de moi, mais cette période des années 40 à 60 me va droit au cœur.

  • Au sujet du traitement que tu réserves à ta musique par rapport à la tradition jazz, ne crains tu pas d’être catalogué en tant qu’artiste ?

Tout dépend de la manière dont tu abordes la signification du mot artiste. Qu’est ce que c’est qu’un artiste aujourd’hui ?
S’agit-il de donner sa vision des choses sur ce que l’on connaît ?
Pour moi, être un artiste c’est arriver à faire ressortir les sentiments et les émotions chez les gens en touchant directement leur bagage.
Par contre, si tu arrives avec une œuvre nouvelle qui ne parle qu’à toi, tu ne peux pas vraiment toucher les gens. Tu vas toucher une certaine catégorie socio-culturelle qui trouvera ça « génial ». L’idée est d’être généreux avec le public en évoquant chez lui des choses qui le touchent pour ensuite développer l’idée qui est la tienne. C’est le débat avec ton auditeur qui permet de créer des émotions.
Si on me catalogue Hard Bop, très bien. Cette période a un tel rayonnement dans le cœur des gens que si je joue Hard Bop, un tant soit peu, alors je communique dans un langage universel.
Donc, je ne crains pas le catalogage.

Laurent Marode - © Titi Costes
  • Quel aboutissement vises-tu pour ce sextet ?

Partager quelque chose avec le public.
Ce qui m’intéresse avec le sextet, c’est que les gens soient attentifs, que la musique leur évoque quelque chose et qu’ils aient envie de venir nous réécouter. C’est la recette magique du succès.
Le challenge serait de fidéliser le public à ce sextet. Le bonheur est de voir une tête à un concert puis de revoir la même personne à un autre concert entouré de 5 ou 6 potes !
Enfin, arriver avec goût à faire vivre et vibrer un projet qui peut parler à beaucoup de gens dans un souci de qualité … ça me plaît !
Je souhaite aussi continuer à composer pour le sextet et, personnellement, à avancer sur le plan musical. Je ne cherche pas aujourd’hui à créer un nouveau style, mais plutôt à mettre ma sensibilité et mes idées au service d’une tradition, à faire avec goût quelque chose qui me plaise et plaise au public…

  • Crois-tu à un retentissement du sextet au niveau national ?

Je voudrais jouer dans des festivals. Mais un sextet coûte cher. Je pense qu’en fidélisant le public et la presse spécialisée, on parlera du groupe. A ce moment là, nous pourrons faire de la scène.
Depuis un an, Karim Gherbi et moi-même intervenons énormément dans les ciné -concerts. Ce travail nous a pris beaucoup de temps, mais maintenant nous sommes rodés au niveau de nos techniques de travail pour aboutir à l’esprit recherché. Cela devrait me laisser plus de temps pour pratiquer la partie la moins intéressante de ce métier : le démarchage.
Au niveau national, le sextet n’est pas connu. On est au début de la fabrication de la mayonnaise : le sextet a à peine deux ans, le cd a un an et se vend bien en fin de concerts. Mais nous avons peu joué finalement ; tout reste à faire.

  • Bernard Maury nous a quittés. Tu m’as dit que pour toi, il n’était pas mort. Que peux-tu nous dire de lui ?

Je vais faire un parallèle entre Bernard et Sami Abenaïm, car les deux ont de l’importance à mes yeux pour les raisons exposées au début de l’interview.
C’était deux personnages charismatiques qui rayonnaient dans leur attitude musicale et leur façon d’être avec les gens.
En cours avec Bernard, quand il te demandait de te mettre au piano, tu te sentais tout petit. Je ne suis pas grand de taille, mais je peux te dire qu’à ces moments-là, j’étais lilliputien !
Quand Bernard jouait des trucs harmoniques, et il était vraiment un des meilleurs au monde dans ce domaine, j’insiste là-dessus, c’était naturel. Alors que toi, quand tu reprenais ses exercices au piano, ce n’est plus du tout une évidence.
D’ailleurs, une fois, j’ai enregistré ce qu’avait joué Bernard. Puis, j’ai relevé note par note ce que j’entendais pour le travailler. Au cours suivant, j’ai répété quasiment note pour note ce que j’avais enregistré : je n’avais compris qu’un dixième ! Et c’est déjà pas mal, car tu as l’impression de vraiment tenir quelque chose. Ce type distribuait de l’or. J’aurai aimé pouvoir prendre des cours avec Bernard et Sami dans 10 ans ! (le temps d’évoluer)
Je suis très triste qu’ils soient décédés.

  • Et Katy Roberts ?
    C’est mon coach, et une des premières personnes qui m’ont fait confiance.
    Katy, c’est un puits de culture. Elle a été élève à la Berklee, elle a compris beaucoup de choses ; elle est très douée dans sa manière de te transmettre la musique.
    Son enseignement passe par l’écoute des autres. Elle te montre ce qui ne va pas dans ton jeu. Puis elle te propose des scénarios où tu dois accompagner tel ou tel instrumentiste ; elle t’écoute et met le doigt sur là où tu pèches ! Peu de professeurs savent le faire aussi bien qu’elle.
    Enfin, quand j’écoute les compositions de Katy et son groupe, c’est une influence évidente pour moi dans le sextet. On retrouve des paysages, une explosion de rebondissements dans ses compositions, et tout ça avec une logique parfaite et une écoute facile. C’est un peu comme quand tu vois une peinture de Fernand Léger : il y a plein de détails partout, mais la globalité est une évidence à tes yeux. C’est un peu ce que je recherche avec le sextet.

Les titres de tes pièces sont plutôt surprenants et amusants. Lors de ton concert au Sunset, tu ironisais autour d’eux, cela égayait la soirée. D’où te viennent ces titres ? Par exemple, « Snoopy Mobile » ?

  • Mes titres me parlent, à moi ! [rires] Ça correspond à des choses que j’ai vécues. Je souhaite que les gens ressentent des choses qu’ils ont vécues, eux, à partir de choses que j’ai vécues moi, et que j’exprime à travers ma musique. Maintenant, je n’ai pas toujours envie de leur donner la clé.
    « Snoopy Mobile », c’est l’histoire d’un camping-car complètement déglingué dans lequel mes parents nous emmenaient, mon frère et moi, visiter beaucoup d’endroits et de pays. J’y retrouve toute mon enfance, le voyage, le plaisir de découvrir. Si j’avais appelé mon morceau « Voyage », ç’aurait été trop évocateur.

Parlons de ton deuxième métier, le jazz-théatre et les cinés-concerts…

Avec Karim, vous avez déjà parlé des ciné-concerts dans l’interview que Citizen Jazz a faite avec lui. La moitié de mon travail de musicien a lieu dans les ciné-concerts.
J’ai la sensation de travailler avec des artistes qui ont eu du succès dans les années 20, Buster Keaton, Charlie Chase, Murnau…
Le but est d’arriver à ne jamais passer au dessus de l’image, mais à rester un soutien à l’image et au spectacle.
Le public n’a pas l’habitude de voir des spectacles muets. Malgré tout, il faut l’amener à t’oublier et à se concentrer sur la star du film et le film lui-même.
Aujourd’hui, on travaille à deux avec Karim, et parfois en trio avec Abdès à la batterie.

Rasul Siddik - © Titi Costes
  • Tu voudrais composer pour le cinéma ?

Je suis très cinéphile alors je suis allé rencontrer Marco Wilkinson, compositeur de musiques de films (entre autres pour Ken Loach). Il m’a dit : « Si tu veux faire de la musique pour le cinéma, fais d’abord de la musique pour le théâtre. C’est la meilleure école. »
Un des aboutissements dans ma carrière serait de faire de la musique pour un long métrage.
Ce qui est difficile avec le théâtre est que tu composes de la musique par rapport à un personnage ou à un lieu.
Il m’arrive de composer une musique pour un personnage et que le metteur en scène décide de l’utiliser pour un autre personnage…
Ce sont des batailles constantes entre metteur en scène et musicien pour arriver à un résultat qui souvent me surprend. Au bout de cet échange, on finit par arriver à un compromis intéressant pour l’un et pour l’autre, et pour la pièce.
On ne discute jamais autant ta création que dans le théâtre !
J’ai eu l’occasion de composer entièrement la musique d’une comédie musicale qui s’appelle Bonheur, en 2003. J’écris actuellement la musique d’une pièce adaptée d’Alessandro Barrico, Novecento.
Ca fait cinq ans que je travaille pour des pièces de théâtre, que ce soient des commandes précises de musique ou des créations en résidence avec les comédiens. Le travail en résidence est formateur au niveau humain.

  • As-tu des messages à faire passer ?

Si j’ai un message que j’aimerais universel et qui s’adresse au public, c’est : allez au concert ! Il est faux de dire que le jazz est une musique élitiste ! Il y a des décennies, les gens dansaient sur le jazz ; ce qui montre bien son côté populaire.
Je fais partie des musiciens qui essaient de toucher les gens dans leurs émotions.
De nombreux musiciens souffrent de cette réputation qu’a le jazz - complètement erronée à mon avis. Cette idée vient de musiciens qui ont trop intellectualisé cette musique et qu’ils l’ont rendue difficile d’accès. Mais le jazz, c’est un langage populaire évolué, et il mérite de vivre encore longtemps.
J’aime bien contribuer à faire redécouvrir aux gens des spectacles qui n’existent plus, faire revivre une tradition.
Le jazz, aujourd’hui, a tendance à devenir de moins en moins populaire. Ce que je fais revient à composer et jouer du jazz dans un contexte populaire.
Souvent les gens disent que le jazz est trop compliqué. Pourtant, le public qui vient aux ciné-concerts l’apprécie. Comme quoi, c’est vraiment dans la tête.
L’idée de re-populariser le jazz à travers un spectacle me plaît énormément. Je prends cela aussi comme un réel acte social.

par Jérôme Gransac // Publié le 25 juin 2006
P.-S. :

Laurent Marode Sextet :

Karim Gherbi ou Fabien Marcoz (cb)
Abdès Gherbi (dr)
Jerry Edwards (tb)
Laurent Marode (p)
David Sauzay (sax)
Rasul Siddik (tp)

[1Conduite de voix (voice leading) selon Laurent Marode : « C’est un peu l’art où excellait Bernard Maury, comme successeur de Bill Evans. C’est la possibilité qu’ont des notes dans un accord d’aller sur d’autres notes et donner d’autres fonctions à ces notes. Souvent les voix ne bougent pas trop, d’un demi-ton ou d’un ton, et changent radicalement de fonction selon la basse. L’art de la conduite de voix, c’est l’art de trouver des positions rapprochées qui te donnent d’autres couleurs, d’autres fonctions dans les accords, et d’exprimer un cadence.