Scènes

Le Clunisois nouveau est arrivé !

« Pour une première édition, je trouve que ce festival fait preuve d’une maturité surprenante » a dit François Raulin un soir sur scène. Bon résumé : « Jazz Campus en Clunisois », successeur de « Jazz à Cluny », n’en est pas le clone.


« Pour une première édition, je trouve que ce festival fait preuve d’une maturité surprenante », a dit François Raulin un soir sur la scène de Massilly. Bon résumé : Jazz Campus en Clunisois, successeur de Jazz à Cluny, n’en est pas le clone.

Nos fidèles lecteurs, comme on dit dans la presse qui tache les doigts [1], se souviennent de la navrante tentative d’OPA hostile sur Jazz à Cluny en 2007. Citizen Jazz s’était largement fait l’écho de la cabale contre Didier Levallet, directeur du festival. Bilan, un an après ? Une année blanche, pas de festival du tout à Cluny en 2007 : ni le vrai, ni le frelaté. Un énorme sentiment de gâchis et d’amertume… et cette année, alleluia, un festival nouveau. Pas « nouveau » au sens de la piquette marketing issue d’une région presque voisine, non : rénové. Rajeuni. Relancé sur des rails tout luisants. Avec un partenariat inattendu et prestigieux : celui de la lune, qui proposait une éclipse partielle pour la soirée d’ouverture. Qui dit mieux ?

On ne change pas une formule qui marche, paraît-il. Eh bien si. Mais on n’abandonne pas la marche. Musicale, certes, ô combien. Ouverte, de plus en plus. Et pé-da-go-gi-que. D’où le nom : Jazz Campus. En Clunisois, parce que le festival ne se circonscrit plus à la ville, mais fait l’école buissonnière : Massilly prête sa Salle des fêtes, Donzy-le-National son Grand Théâtre - trop petit hélas ! -, Matour est investi par les sept ateliers des stages, leur effervescence joyeuse et les boeufs de la fin de soirée, qui réunissent tout le monde après les concerts : professionnels, amateurs, futurs pros, tous musiciens.

Bruno Tocanne © H. Collon/Vues sur Scènes

Sept ateliers, disions-nous. Plus la fanfare, plus le Monstre. Quel Monstre ? Le Monstre de Matour, un ensemble d’une vingtaine de musiciens amateurs dirigés par François Raulin qui nous a donné en fin de festival, à l’occasion du repas champêtre, une magistrale leçon de conduite d’orchestre. Des extraits d’Escalator Over the Hill, de Carla Bley. Rien que ça ! Et quelques autres surprises du chef, le tout monté en une semaine avec un groupe d’amateurs, avec un résultat de niveau quasi professionnel. Chapeau.

Chapeau aussi au travail réalisé par les autres intervenants : Hélène Labarrière, bienveillante et précise. Pascal Contet, accoucheur d’idées. Jean-Charles Richard, fou de Quest, et sa kyrielle de saxophonistes. Claudia Solal, soundpaintress initiatrice. Christophe Marguet, vigilant, inquiet et chaleureux. Paul Brousseau, brasseur de standards, revenu à Cluny où il était passé il y a quelques années en tant que… stagiaire. Chapeau, enfin et peut-être surtout, à la foule de bénévoles venus de partout pour assurer l’organisation du festival avec une énergie décuplée par l’adversité et un enthousiasme communicatif.

François Couturier © H. Collon/Vues sur Scènes

Mais parlons aussi concerts. Citizen Jazz aborde le vaisseau Jazz Campus en cours de route, le mercredi. Pour notre arrivée, trois pianistes en solo sur un Steinway de 2 mètres 74 au son d’une grande richesse harmonique, et France Musique pour enregistrer le tout [2].

Trois façons d’habiter un instrument, trois personnalités riches et différentes, la nuit du piano en valait la peine. François Raulin ouvrait la soirée par un répertoire de courts morceaux improvisés à base de thèmes traditionnels européens et africains (le piano devient un instant balafon, puis kora), de blues afro-américain et sud-africain et d’un peu (beaucoup !) de Carla Bley [3]. Un goût marqué pour les rythmes à trois temps, pour les influences populaires, un jeu rythmique et volontiers percussif.

Juste après lui, François Couturier proposait une vision toute différente du piano solo. Si le son était une toile, il peindrait par nuages de couleurs, par superpositions et dégradés. La durée, le temps long, semblent pour lui une condition du développement du geste musical et de l’improvisation. Les modulations qui surviennent au milieu même d’un motif donnent une impression de bascule chromatique et vous emportent dans une dramaturgie subtile. Bach, Couperin passent comme un ange. Ravel et l’Alborada del Gracioso. Une improvisation à cent pour cent intériorisée, profondément marquée par la musique européenne.

Guillaume de Chassy emprunte, lui aussi, à la musique moderne européenne : Debussy, Dutilleux…, mais avec un vocabulaire nettement imprégné de jazz classique. La réélaboration harmonique et rythmique de thèmes « grand-public », c’est son affaire : standards ou chansons françaises [4], voire cantiques en souvenir de l’époque où il était enfant de choeur (!!). Un thème de Jobim, un autre des Balkans, « As Time Goes By » ou « Le petit vin blanc » en version boogie… La sûreté technique et l’amour de la tradition be-bop et hard-bop s’allient à un humour d’une grande finesse.

Jeudi, nouvelle nuit thématique, cette fois consacrée à l’improvisation. Dix musiciens étaient conviés sur la scène de Massilly pour une série d’impros en petites formations tournantes, privilégiant l’association d’instrumentistes qui se connaissaient musicalement peu ou pas du tout. La contrainte du nombre impliquait des formes courtes qui pouvaient brider l’expression, mais de très beaux moments se sont produits. Les personnalités s’expriment chacune à leur façon, donnent une inflexion, une inspiration, provoquent ou suggèrent. « Une musique qui naît dans l’instant et doit mourir dans l’instant », disait Didier Levallet au micro d’Anne Montaron [5]. Difficile à raconter, sauf pour ressortir de l’album quelques instantanés : Jean Rémy Guédon toussant dans son saxophone, les bidouillages électroniques de Paul Brousseau qui aiguillonnent ses compères, Didier Petit partant dans une improvisation d’un lyrisme échevelé, la boîte à outils de Jean Marc Montera, les montées dramatiques d’Hélène Labarrière, les harmoniques de François Thuillier, les regards gourmands de toute la troupe montant sur scène pour le final…

La météo d’un été climatiquement chagrin allait bousculer quelque peu la suite du programme. Vendredi, le concert pique-nique s’est réfugié au sec, au Théâtre de Cluny. Isabelle Loubère et François Corneloup, sur une scène quasi-nue et noire, jouaient les poèmes de Bernard Manciet. La comédienne dit, projette et malaxe les mots occitans - parfois une bribe de traduction française, simplement lue, vient éclairer le sens - ; le saxophone baryton enveloppe les paroles, les propulse ou leur donne un écrin. Il n’est question que de nos vies noires, rouges et palpitantes, de notre langue, de nos corps et de nos têtes égarées. Le jaillissement des mots éclabousse la musique, mots et sons s’étreignent amoureux, cela mûrit à chaque nouvelle scène, courez-y, retournez-y. Autant de rage et de vie dans un autre duo toujours renouvelé, celui de Sylvain Kassap et Hélène Labarrière. Tensions et résolutions, attentes et contrastes, et une fraternité évidente expédient les deux instrumentistes tout au fond de ce qu’ils ont à dire. « Kichinev », leur terre d’origine, et « Hellène » rejoignent l’Espagne de Durruti (« Donde estan ustedes ») et l’Alabama de Billie Holiday (un « Strange Fruit » qui vous prend littéralement aux tripes). Humanité profonde et universelle, servie par une technique aussi accomplie pour l’un aux saxophones et clarinettes que pour l’autre à la contrebasse.

Homme de projets à long terme, Yves Rousseau oeuvre depuis de longues années en compagnie des mêmes musiciens ; la maturation est l’un des éléments de son projet. Le quartette dont il est le leader offre une musique dense et ciselée dans ses moindres détails, ambitieuse, souvent marquée par une pensée symphonique (« Aguirre »), recherchant l’expressivité et une complexité à l’image de la vie même. L’instrumentation fait une large part à la recherche de timbres singuliers. Régis Huby (violon) et Jean Marc Larché (saxophone soprano) fonctionnent souvent comme un duo vocal ; on a parfois l’impression d’une musique de chambre de notre temps : il faudrait parler de quatuor plus que de quartette, même si la présence de Christophe Marguet à la batterie nous ramène vers le jazz. L’enchevêtrement de l’écriture et de l’improvisation est extrême, et la cohésion de l’ensemble telle qu’on pourrait croire à des pièces intégralement écrites.

Yves Rousseau © H. Collon/Vues sur Scènes
Météo toujours vaguement hostile le samedi, sans pluie toutefois, mais tout juste ! Le dernier jours d’un festival réussi vous a toujours une double saveur : apothéose et début de nostalgie, à titre préventif. Celui-ci ne faisait pas exception à la règle. La journée commencée à Matour avec la fanfare, le repas champêtre et les concerts des ateliers s’achève dans les jardins de l’abbaye de Cluny. La Bête à Bon Dos ouvre la marche avec son répertoire cocasse, foisonnant et bougrement musical, guidant le public jusqu’au pied de la scène. Tout à coup, une vague de froid et d’humidité s’abat sur la place : 12°5, c’est bien pour un vin de Bourgogne, mais en degrés Celsius pour un concert, c’est franchement glacial ! Public frigorifié, mais que dire des musiciens de New Dreams Now ! Rémi Gaudillat rencontre un problème technique inédit : la condensation qui se forme dans sa trompette est telle que le son s’en trouve brouillé. Pourtant, le trio fait preuve de sa chaleur coutumière et parvient à faire oublier à l’assistance l’hostilité de la météo. Les titres de l’album ont évolué, les échanges sont plus subtils et plus malins, le saxophone de Lionel Martin paraît plus rond et plus dense. Un long et superbe solo de Bruno Tocanne très roachien aux mailloches, son duo avec la trompette, puis une reprise de « Togo » de Ed Blackwell, histoire de bien dire d’où l’on vient, et le final : « La Danse des antécédents » : les nouveaux rêves se tiennent toujours debout !

Nous avouons avoir manqué le duo de Didier Levallet (contrebasse) et Fred Nevchehirlian (slam) pour éviter la double pneumonie… Mais pas le concert final de Claude Barthélémy et son trio « Vintage » (Eric Groleau, batterie, Jean-Luc Ponthieux, basse). Ces trois-là auraient mérité mieux qu’un auditoire en hypothermie ; le solo de basse de Jean-Luc Ponthieux sur le premier morceau, celui de Barthélémy sur le second, nous laissaient entrevoir des délices que nous n’avons pu goûter pleinement. Saluons tout de même leur engagement plein et entier et leur dévouement à la cause face aux éléments en folie.

Le Jazz Campus nouveau est arrivé. Belle maturité en effet pour un jeune festival, et nul doute qu’il saura bien vieillir. Rendez-vous en 2009 !

Claude Barthélémy © H. Collon/Vues sur Scènes

par Diane Gastellu // Publié le 10 novembre 2008

[1Presse écrite qui, cette année, à Cluny, brillait par son absence !

[2L’enregistrement de la soirée a été diffusé le 7 octobre par Xavier Prévost dans son émission Le bleu, la nuit.

[3Que François Raulin n’ose plus appeler Carla B. : méfiez-vous des contrefaçons !

[4Témoin ses albums avec Daniel Yvinec : Chansons sous les Bombes ou Wonderful World.

[5Le concert a été retransmis sur France Musique dans l’émission A l’Improviste les 13 et 20 septembre 2008.