Tribune

Le piano (extrême) oriental, épisode 1

Carnet de route de Stéphane Tsapis au Japon


C’est ma troisième tournée au Japon. Les deux précédentes ont donné lieu à deux disques : Musique pour 4 mains et une bouche en 2012 — duo avec la saxophoniste Maki Nakano, sorti sur le label franco-japonais Openmusic et Charlie and Edna sorti sur le label japonais Cloud. Cette année il s’agit d’une double tournée avec la chanteuse Cybèle Castoriadis et le duo franco-japonais Ky, qui devient « Ky+Friends » pour l’occasion.

Arrivés à Tokyo au petit matin du 21 octobre — retrouvailles de l’ambiance tokyoïte dans les transports ; jingles de musique synthétique à chaque station de métro — nous passons la journée dans le quartier de notre hôtel près de l’aéroport Haneda. Le lendemain, départ à l’aube pour deux heures de vol direction Okinawa, une île à l’extrême sud du Japon.

A peine les affaires déposées à l’hôtel, nous prenons le monorail pour nous rendre au club Arte Sakiyama à Naha. La ville est moderne, toute bétonnée et les maisons ont des formes assez étranges et très peu esthétiques. Nous sommes accueillis par un vieux couple, un piano droit Rolex, mais surtout Florian Bricard qui sera notre ange gardien à Naha. Il maîtrise parfaitement le japonais, c’est un grand amateur de jazz et un très bon interprète de sanchin, instrument à trois cordes d’Okinawa. Dans ce club, deux sets sont prévus, d’abord Ky et moi, puis mon duo avec Maki Nakano, accompagné de nos invités Yann Pittard et Cybèle Castoriadis pour un répertoire éclectique que découvre un auditoire un peu clairsemé mais enthousiaste. Erik Satie côtoie des chansons grecques, du Monk, quelques compositions et un laridenn, cette danse bretonne du village de Yann. Nous sommes un peu rouillés, mais le plaisir est là ! Surtout la belle écoute du public japonais.

Ky (DR)

Durant les deux jours de repos qui suivent pour récupérer du décalage horaire, nous découvrons Naha et le château de Shuri. Jusqu’au 19e siècle le royaume de Ryuku était indépendant. Pendant la seconde guerre mondiale, la bataille d’Okinawa a été atroce. Elle a fait 230000 morts en à peine 2 mois. Longtemps sous administration américaine, l’île est à nouveau japonaise depuis 1972, alors que des bases américaines couvrent encore 80 % de sa surface. Nous passons notre séjour à entendre les hélicoptères et bombardiers américains sillonner le territoire !

La soirée se déroule dans la taverne du maître de sanchin de Florian, Chotai Ishihana. Cette sorte de Setâr à trois cordes avec une caisse en peau de serpent me fait penser au son du banjo. Ayumi joue une percussion qui s’appelle samba, comme des castagnettes à trois lames. La soirée est joyeuse, on échange des mélodies et des danses d’Okinawa et de Grèce, on se lance dans une grande discussion sur les différents effets vocaux selon les pays, Chotai veut connaître les secrets de Cybèle et vice versa ! La bière et l’awamori (alcool de canne à sucre) nous aident à passer une soirée très sympathique.

Nous partons vers Naha le 25 octobre pour notre deuxième concert au club Guuwa. Nous faisons salle comble dans ce club de jazz décoré de photos et de vieux vinyles et où trône un piano quart de queue. Le premier set est très puissant avec une version de « Laridenn » déjantée. Le deuxième est plus monkien, mais nous jouons aussi « Lush Life » de Strayhorn avec Cybèle et « Ces petits riens » de Gainsbourg. En rappel, tous les 4, nous proposons une danse des Cyclades « Μες του Αιγέου ». Le public est ravi et nous lui offrons une séance de dédicace d’album.

Le lendemain, nous partons nager à la découverte des merveilleux fonds marins et de poissons tropicaux multicolores. Le soir, pour notre dernière soirée à Okinawa avant de repartir vers Tokyo, nous fêtons l’anniversaire de Maki et le prix de l’hétérotopie qu’elle vient de recevoir pour son livre Voyages en musique. Un terme qui va comme un gant à Maki, cette Japonaise qui sillonne depuis 15 ans le monde entier et joue aussi bien avec des Marocains, des Burkinabés, des Turcs, des Égyptiens, des Palestiniens, des Libanais, des Bretons, des Grecs et des Tadjiks…

Le départ pour Tokyo est très matinal. A Haneda nous quittons Yann qui reste à Tokyo pour jouer le soir avec le groupe PYN — trio improvisé qu’il forme avec le batteur Yoshida Tatsuya et le bassiste Nasuno Mitsuru. A Niigata le lendemain nous découvrons la salle du club Utsuwa : toute en bois, le piano est un Yamaha C7 avec une mécanique de Steinway. Il est ultra brillant ! La salle est vite remplie, 40 à 50 personnes sont venues. Maki commence à être rassurée. Le premier set est un peu calme. Le duo Ky commence par une composition de Yann écrite pour un film, Un œil, un regard puis « La Diva de l’Empire » de Satie. Je suis invité sur « The Mountains See Us All » d’Ara Dinkjian et nous finissons sur un « Laridenn » totalement différent des autres jours.

Cybèle Castoriadis (DR)

Pour le second set, je joue un morceau en solo tiré du spectacle Le Piano oriental, « Abdallah Kamanja », puis nous improvisons en duo avec Maki pour enchaîner sur « Reflections » de Thelonious Monk. Un spectateur pousse un cri de satisfaction ! J’invite Cybèle Castoriadis sur scène pour jouer « Tο μαγίκο χάλι » de Manos Hatzidakis, « La Javanaise » de Gainsbourg et nous finissons le concert à quatre sur un morceau d’Epire, « Γιάννη μου το Μαντύλι σου » et un traditionnel en 9/8 d’Asie Mineure. Le public garde étonnamment la clave tout au long du morceau ! Très bon moment, prise de risque et énergie collective sont au rendez-vous, beaucoup de disques sont vendus, des centaines de photos sont prises, des autographes signés… Nous partons du club heureux pour aller dîner avec les amis. Mayumi nous a aidés à organiser le concert et a fait la caisse durant la soirée. Maki et Yann nous présentent un ami à eux, Yochitaka, agriculteur sur l’île de Sado (en face de Niigata) : il a fait le déplacement spécialement pour eux. Il me dit qu’il adore Monk et qu’il était très heureux de notre reprise (c’est lui qui a poussé le cri) ; il trouve que c’est bien que je n’essaie pas d’imiter Monk. Nous rentrons à l’hôtel, éméchés par le saké, en attendant de partir le lendemain pour Tokyo afin de retrouver Zeina Abirached et Le Piano oriental.