Chronique

Marc Buronfosse

ÆGN

Andreas Polyzogopoulos (tp, elec), Marc-Antoine Perrio (g, elec), Stéphane Tsapis (kb, elec), Arnaud Biscay (dms, perc, voc), Marc Buronfosse (elb, elc) + Spiros Balios (voc, vln), Jean-Philippe Carlot (voc), Jean-Charles Richard (ss)

Label / Distribution : Abalone / L’Autre Distribution

Ne cherchez pas Marc Buronfosse. Il est ailleurs, embarqué dans un voyage imaginaire du côté de l’île de Paros où ÆGN, son nouveau disque, a été enregistré. Il accomplit en quelque sorte à sa façon le voyage dont rêvait Ulysse, lui qui ne voulait pas partir et appelait de ses vœux une vie de contemplation face à l’eau et le vent, en cette belle Ithaque où il aurait pu demeurer aux côtés de Pénélope et de Télémaque. Ovni musical, ÆGN est tout autant un voyage qu’une invitation à la transe ; il est bon de le savoir avant d’embarquer…

Marc Buronfosse connaît bien l’île de Paros, lui qui depuis 2011 est le directeur artistique de son festival de jazz tout comme de la Paros Jazz Academy. Avec ÆGN, le contrebassiste poursuit une collaboration avec le label Abalone de Régis Huby, entamée en 2010 avec Face The Music. Sauf qu’il est ici bassiste électrique aux commandes d’une Fender VI, instrument peu usité aux richesses néanmoins multiples (le plus célèbre de ses pratiquants fut un certain Jack Bruce), mais également sorcier d’une myriade de sons électroniques qui contribuent pleinement au sentiment d’ébullition qui se dégage à l’écoute des soixante-quinze minutes de l’album. Cinq musiciens sont ici en action, auxquels vient s’agréger une poignée d’invités, avec quelques Grecs émérites au générique d’une rêverie vespérale confinant parfois à une forme, sinon d’hébétude, du moins de sidération : Stéphane Tsapis aux claviers, qui n’est pas un inconnu, lui dont le trio compte parmi ses membres un certain… Marc Buronfosse et qui a récemment commis un magnifique Border Lines ; ou bien Andreas Polyzogopoulos, trompettiste atmosphérique aux envolées pouvant évoquer le travail d’un Erik Truffaz ou d’un Nils Petter Molvaer. Ou encore Spiros Balios, armé de sa voix sépulcrale et de son violon envoûté pour hanter une composition intitulée « Thauma ». Côté frenchies, le casting est également relevé : la guitare protéiforme de Marc-Antoine Perrio est parsemée de couleurs spatiales qui peuvent en faire une cousine pas si éloignée de ses aînés grandis à l’école du rock progressif ; quant à Arnaud Biscay, il n’aura échappé à personne que ce batteur est le troisième membre du trio cité un peu plus haut, et donc parfaitement à son affaire dans cette histoire franco-grecque.

Non, ne cherchez pas Marc Buronfosse car sa musique elle-même est ailleurs, dans cet au-delà des genres où se concoctent des langages qu’il est bon d’apprendre afin d’être prêt pour une telle traversée. ÆGN dévoile un idiome onirique et brûlant, celui de la fusion du jazz et de son désir d’envol électrique imaginé par Miles Davis et ses héritiers, d’obsessions électro-technoïdes comme il en fleurissait tant il y a quelques décennies du côté du krautrock et d’une pulsation aux accents parfois tribaux, une palpitation porteuse d’hypnose qui doit autant à l’homme qu’à la machine. Le bassiste avance avec ses partenaires dans un rêve éveillé, en forme d’hymne à cette île si chère à son cœur dont il semble ne jamais devoir achever l’exploration. ÆGN est une évocation obsédante, comme une hallucination qui ne dit pas si elle reflète uniquement les beautés d’un paysage éternel baignant dans la lumière ou si elle se veut le témoin de la souffrance d’une nation exsangue en proie aux pires vilenies de l’économie dérégulée.

Qu’importe après tout. ÆGN est une longue et belle déclaration d’amour à un pays de l’éblouissement. Les interventions des invités, tel Jean-Charles Richard et sa présence lumineuse au saxophone soprano sur « A Tribe Called Davis », contribuent encore un peu plus au mystère d’une musique du flux et du reflux ; elles fixent les beautés observées et leur accordent leur doit à l’éternité. On en vient à faire valser toutes les références qui pourraient venir à l’esprit, tant la question des genres est devenue secondaire. Il suffit de se laisser porter au gré de ce courant de l’envoûtement. S’oublier pour ne jamais oublier ce qu’est cette Grèce d’amour et de secrets. On vous l’a dit : ici, c’est ailleurs. Ou l’inverse, c’est comme vous voudrez.