Scènes

Le phare de Jean-Marie Machado

Nancy Jazz Pulsations 2021 # Chapitre II – Jeudi 7 octobre, salle Poirel : Jean-Marie Machado « Majakka », Trio Joubran « The Long March ».


Jean-Marie Machado « Majakka » © Jacky Joannès

Une soirée voyageuse attend le public de la salle Poirel. On a d’abord pu s’évader et rêver au cœur des mondes éthérés de Jean-Marie Machado, avant de suivre la course frénétique d’un trio élargi dont le mot d’ordre était simple : « Play it l’oud » !

L’arithmétique palestinienne serait-elle différente de la nôtre ? C’est à n’y rien comprendre en effet. Le programme annonce le trio des frères Joubran (Samir, Wissam et Adnan), oudistes émérites connus depuis une quinzaine d’années, dont les instruments sont fabriqués en famille depuis trois générations. Et voilà que l’un d’entre eux évoque la présence subliminale d’un quatrième frère caché derrière ces trois luths arabes, nés de ses propres mains. Sans compter, sur scène, deux percussionnistes (à gauche, Youssef Hbeisch ; à droite, Habib Meftah) et un violoncelliste agenceur de son en la personne de Valentin Mussou. Tout ce beau monde est installé au fond de la scène, prêt à délivrer un grand spectacle tiré de sa « longue marche », titre d’un récent album (The Long March). Tout commence par « Time Must Go By » et la voix du poète palestinien Mahmoud Darwich (avec lequel ils enregistrèrent en 2008 peu de temps avant sa mort), dont les mots sont traduits sur grand écran. Un peu plus tard, on entendra celle de Rogers Waters de Pink Floyd – grand défenseur de la cause palestinienne – dont le visage buriné surgira de l’ombre, presque menaçant. Le Trio Joubran se révèle – au-delà de ses engagements politiques forts et de ses espoirs d’une vie meilleure pour tout un peuple – une belle machine, parfaitement huilée : la musique circule à grande vitesse entre les trois ouds qui ne demandent pas mieux que d’être les instruments de joutes dont le caractère parfois facétieux n’aura échappé à personne ; de part et d’autre, les percussions se déversent à la manière d’un flot continu ; plus discret, entre son clavier basse et son violoncelle, Valentin Mussou tisse savamment le lien qui unira l’ensemble. Pas une fausse note, en réalité. Sans doute la séparation imposée par le coronavirus et les récentes retrouvailles comptent-elles pour beaucoup dans la frénésie contagieuse d’un soir. Inutile dans ces conditions de préciser qu’avec cette mise en place haute en couleurs et une virtuosité souriante, les trois frères savent se mettre le public dans la poche et le faire chanter. Tout au plus pourra-t-on regretter une légère inclination de leur part à tirer l’interprétation de leur musique généreuse vers ce qui serait une manière de « variété internationale », peut-être un peu trop consensuelle. Il manque sans doute une part d’imprévu, cet inconnu qui vous dérange.

Trio Joubran © ID-B

Pour dire les choses en toute simplicité, il faut reconnaître – c’est un point de vue qu’on n’est pas obligé de partager – que le plus beau voyage aura été celui de Jean-Marie Machado, en ouverture de la soirée. Laissant un temps de côté son magnifique Danzas, le pianiste a choisi de réunir sous le titre de Majakka (prononcez « ma-ia-ka » ce mot signifiant « le phare » en finnois) des compositions témoignages des différentes orientations musicales prises au cours de sa carrière, auxquelles il ajoute plusieurs thèmes originaux, « pour témoigner à la fois d’un changement de vie personnelle et d’une mutation profonde de notre Terre qui nous concerne tous et toutes ». Et comme le souligne parfaitement mon camarade Nicolas Dourlhès dans sa chronique de l’album dans les colonnes de Citizen Jazz, le répertoire s’avère « un portrait de sa pratique qui énonce clairement les grandes lignes qui font un style. À savoir le sien, résultat d’une synthèse aboutie (et, de fait, dépassée) entre des musiques venues du bassin méditerranéen et lusophone (Portugal autant que Brésil) mêlées au chatoiement de l’univers classique et à la souplesse de l’improvisation issue du jazz ». Voilà pour une présentation en quelques mots.

Jean-Marie Machado © Jacky Joannès

Parfaitement entouré, Jean-Marie Machado va d’emblée nous immerger dans un monde très onirique où la poésie des éléments et de la nature (la lune, un oiseau…) le dispute à la finesse d’une interprétation dont il faut souligner le parfait équilibre des forces. Le piano, parfois préparé au moyen de quelques petits morceaux de bois, chante des ballades et suggère la rêverie, comme une invitation impressionniste lancée aux saxophones (soprano et baryton) d’un Jean-Charles Richard tout en lyrisme retenu, à la virtuosité savante mais toujours vibratoire de Vincent Segal dont on connait depuis longtemps les grandes traversées par-delà les continents, ainsi qu’à la délicatesse des percussions, la plupart du temps à mains nues, de Keyvan Chemirani. Ce quatuor va, d’une certaine façon, suspendre le temps, soulever sa musique contemplative et la laisser dériver paisiblement comme le ferait une plume portée par le vent (« Slow Bird » est un modèle du genre à cet égard). Chacune des interventions est empreinte de cette grâce particulière à laquelle les musiciens accèdent quand il ne s’agit pas pour eux de prouver ou témoigner de quoi que ce soit, mais tout simplement d’être en musique, parlant d’une même voix, sans autre question. Dans un tel contexte, les interactions entre instruments ne se présentent jamais comme des confrontations et encore moins des démonstrations scéniques un peu vaines. Elles sont des respirations, profondes et chargées d’humanité. Les yeux rivés sur le phare de Jean-Marie Machado, chacun aura pu ainsi s’offrir sa part de rêve. Un très beau cadeau, quand on y songe.