
Lukas König, batteur fragmenté
Portrait musical éclaté du batteur autrichien.
Lukas König © Josef Leitner
Le batteur autrichien n’a plus un pied dans le jazz mais pas non plus un pied ailleurs : ni dans le hip-hop ni dans la pop. À moins que ce ne soit tout cela à la fois. Lukas König est surtout en train d’inventer, avec d’autres, des musiques nouvelles qui s’inspirent de ce qui se joue aujourd’hui un peu partout dans le monde. Et son univers polymorphe, pour le coup, trouve son inspiration un pied sur le continent européen, l’autre sur le continent américain.
- Lukas König © Gérard Boisnel
Né à Sankt Pölten au nord-est de l’Autriche, en 1988, Lukas König a suivi un parcours académique qui le voit passer notamment par le Gustav Mahler Konservatorium à Vienne et fait de lui un technicien de haut niveau en lui inculquant les fondamentaux d’une pratique du jazz et de la musique en général. Il est d’ailleurs lauréat du Hans Koller Price - New York Scolarship en 2009 (prix aujourd’hui disparu) grâce auquel il se confrontera à la scène américaine. C’est là-bas qu’il rencontre et joue avec Reggie Washington, Jamaaladeen Tacuma, David Murray, Steven Bernstein et bien d’autres.
Fort de ce bagage qui rassurera les éventuels inquiets de ne pas percevoir la finesse de son jeu dans le parcours surprenant qu’il emprunte par la suite, il entame alors une carrière qui aujourd’hui encore est en constante évolution. Depuis une quinzaine d’années, il s’engage sur des chemins avec un grand appétit de musique et met sa batterie au service de nombreux projets aux esthétiques variées. Ainsi, le voit-on jouer régulièrement dans Homegrown, un quartet de jazz traditionnel dirigé par le saxophoniste vétéran autrichien Wolfgang Pushnig (ancien membre du Vienna Art Orchestra et longtemps partenaire de Carla Bley) ou aux côtés de la chanteuse Angela Maria Reisinger ; il participe également à un opéra tragi-érotique d’inspiration argentine composé par Lukas Kranzelbinder. On l’entend ensuite chez Malcolm Braff sur le disque Inside ou chez Clemens Salesny (entendu notamment près de Max Nagl) et son Electric Band. Il est également dans le Synesthetic Octet dirigé par Vincent Pongrácz qui trouve ses racines, c’est Pongrácz qui le dit, « dans le hip-hop des années 90, Gil Evans et Olivier Messiaen », tout un programme ! (quatre disques dont Plehak sorti en 2024). Bref, il est partout sur tous les fronts.
C’est pourtant avec le groupe Kompost3 que les goûts de König commencent à se préciser. Et de fait, la transversalité est son affaire. Réunissant Martin Eberle à la trompette, Benny Omerzell aux claviers, Manu Mayr à la basse, le quartet propose une musique principalement électronique qui peut emprunter tout autant à ce qui fait la culture pop mondialisée : dirty funk, rap, jazz bien sûr. Elle s’appuie sur une rythmique binaire complexe d’où s’envole une trompette lascive. Avec trois disques au compteur et une poignée de participations, le quartet évolue constamment. Si Abyss paru en 2018 sur JazzWerkstatt Records est le disque le plus électronique, Ballads Fort Melancholy Robots paru en 2015 sur Laub Records est, à coup sûr, le sommet de cette discographie toujours en cours. Les influences y ont été mieux assimilées et la proposition est parfaitement équilibrée entre des plages électroniques planantes et une musique déstructurée et organique.
Dans la même veine, quoique plus nerveux, dès 2012, König travaille pour le duo Koenigleopold, un hip-hop électro et expérimental là encore. Plus extraverti cependant, voire bodybuildé, le propos fortement ironique, drôlissime parfois, est brut et anguleux. Son complice, Leo Riegler, platiniste et clarinettiste, essaie mille choses, quitte à s’égarer, soutenu par la frappe sèche de König. Toujours, l’énergie est là. Aalfgang (2012) chez Jazzwerstatt, Eure Armut Kotzt Mich An (2015) chez Rock Is Hell Records ainsi qu’un EP Koenigleopold feat. MC Rhine (également connu sous le pseudonyme Coco Béchamel) complètent cette courte mais bruyante discographie.
On trouve dans cette collaboration l’attrait du batteur pour le son comme matière à malaxer. Au fil du temps, son accompagnement rythmique finit par s’entremêler, complexifiant intelligemment une dynamique tonique. Il réinvente, de fait, les couleurs de son instrument dont il parvient à renouveler l’usage par une série de solos qui l’occupent épisodiquement mais régulièrement ces dernières années. Que ce soit Messing en 2020, Buffering Synapsis en 2021, ou tout simplement #6 König, la même année, signé chez Wien 33, ces trois enregistrements ont la particularité de mettre en jeu les rapports entre instrument acoustique et une prothèse électronique parfaitement complémentaire et assumée. Par un détournement du son sur des cymbales ou des caisses claires, la batterie ne ressemble à rien de traditionnellement entendu. König crée des assemblages sonores qui restent pulsatiles mais fortement texturés. Il va plus loin encore avec For Anton, sorti en 2024 sur le label Ventil, en ajoutant à son set de batterie des expérimentations sur un marimba.
König n’est néanmoins pas un expérimentateur isolé dans son laboratoire. Son goût pour le cut-up et les assemblages bigarrés et imprévisibles s’entend également dans une pratique collective. Deux trios dans lequel il s’implique particulièrement appliquent ainsi les mêmes recettes avec le même souci du détail. PLF rassemble la vocaliste et performeuse Freya Edmondes (également connue sous le nom de Elvin Brandhi) et l’électronicien Peter Kutin. La musique bruitiste ne cherche pas la joliesse mais une forme d’exultation vociférée entrecoupée de plages attentistes toujours lacérées de nappes à gros grain. ParziFoooooooooooL, notamment, a à voir avec la revendication punk. Son agressivité frontale, de même que le déploiement d’une énergie noire, sont propres à l’époque.
C’est avec Mopcut que ce qui anime König depuis des années trouve sans doute une forme d’aboutissement. Crée en 2017 au Donaufestival à Krems, entouré de musiciens investigateurs (on retrouve le guitariste français Julien Desprez et la vocaliste américano-sino-taïwanaise Audrey Chen), le trio conçoit des compositions brèves (de quelques secondes à trois minutes) dans lesquelles l’improvisation tient sa part. À titre de comparaison, on a connu les compressions du sculpteur César, Mopcut fait la même chose pour la musique. Le concassage, le malaxage y sont de mise, les sons jaillissent de partout puis s’annulent en se fracassant sur les suivants avec par en-dessous une tension permanente qui maintient l’intérêt.
Rien d’évident à la première écoute dans cette musique qui ne prend pas l’auditeur par la main et déroute : à pénétrer plus avant, il en ressort un plaisir aussi vénéneux que complet. Deux disques Accelerated Frame Of Reference en 2019 chez Trost Records, chroniqué ici, et Jitter, sorti chez Opal en 2021, sont les meilleurs moyens de se faire une idée de cette proposition.
- Lukas König © D.R.
Clairement à la pointe des avancées européennes en matière d’expérimentation et de propositions nouvelles, König a développé également une part de son travail aux États-Unis après y avoir vécu et fondé une famille. Ainsi peut-on l’écouter sur le disque Get Up Or Cry (2021 chez Unit Records) du bassiste new-yorkais Almog Sharvit, plus traditionnel dans son approche mais particulièrement réjouissant. König y trouve l’occasion de côtoyer le guitariste et banjoïste Brandon Seabrook, le trompettiste Adam O’Farrill et le flûtiste David Leon. Les sources d’inspiration sont multiples, jazz de la Nouvelle Orléans, disco déjanté, ballade synthétique. Bref, là aussi, le moment est au syncrétisme et au multikulti tous azimuts.
Sur Spam Likely en revanche, paru en 2022 sur 577 Records, on entend deux longues improvisations sans meneur, aux côtés de Jessica Pavone au violon et Matt Mottel à la keytar (clavier porté comme une guitare). Les musiciens ont ingurgité une encyclopédie de la musique populaire aussi bien que savante mais vont plus loin que le zapping de John Zorn durant les années 80/90. Ce ne sont pas des fragments empruntés à des genres différents qui sont assemblés, mais une forme de flux permanent d’où jaillissent quelques lignes de crête venues d’ailleurs, que l’on reconnaît avant qu’elles ne se noient dans le courant. D’une indéniable ingéniosité, tout autant que d’une grande force expressive, ce trio libre fonctionne de manière pertinente, renouvelant à sa manière l’approche de la musique improvisée.
Terminons enfin ce tour d’horizon avec 1 Above Minus Underground, une des dernières productions de König dans lequel un aréopage d’activistes forcenés de la scène actuelle a été sollicité. Chris Pitsiokos, Aquiles Navarro et Moor Mother d’Irreversible Entanglements, Elvin Branhi - encore elle - et d’autres placent leurs interventions parfois extrêmement brèves dans une logique de sample. Les atmosphères soignées dessinent un hip-hop sombre et suburbain en un lointain cousinage avec Tricky. On est loin du joyeux bazar de Koenigleopold, même si le cheminement qui a conduit d’une formation à l’autre est évident. Lukas König a affiné un style et parfait une écriture qui, à force de piocher à droite et à gauche, finit par ne ressembler qu’à elle-même.