Scènes

Moers Jazz : Silence, ça joue ! 🇩🇪

Du 6 au 9 juin se tenait la 54e édition de l’éclectique et très politique festival de Moers.


Chaque année, le festival offre une programmation variée, teintée de free jazz et de musique contemporaine, d’improvisation libre et de musiques expérimentales. Des têtes d’affiche internationales (Wadada Leo Smith, Angelica Sanchez, Marco Fusinato…) aux sessions d’improvisation libre, le public est invité à un voyage dans un espace-temps singulier, mû par l’infini des possibilités qu’offre la liberté. Des concerts, principalement, mais aussi des performances inspirées de l’art contemporain, des installations, des scènes ouvertes, des débats et discussions, de l’art de rue, des premières, des DJ sets, de la poésie… en tout environ 250 artistes d’une vingtaine de pays se sont produits sur 4 jours.

Deux scènes principales sont accessibles avec billet, l’une intérieure, avec gradins et possibilité de s’asseoir tout autour des musiciens sur l’espace scénique, l’autre extérieure, sous les arbres, dans le parc attenant à la salle de concert. Entre les deux, plusieurs espaces scéniques insolites jalonnent le marché du festival, sorte de parvis, espace de restauration et d’artisanat. Les concerts qui y sont joués sont accessibles à tous, sans billet, afin de permettre à un maximum de personnes de venir écouter la musique, y compris les curieux.ses qui ne veulent pas y passer la journée. Idem pour les différentes scènes qui se trouvent en ville, à distance du site du festival (églises, bars, club) : l’accès est gratuit. Cette politique d’ouverture se retrouve aussi dans le système de billetterie, fondé pour la première fois cette année sur le principe du tarif libre mais fixe : plusieurs paliers de 40 à 300 euros permettent à tous les budgets d’obtenir un pass pour le festival.

Le marché du festival, le piano perché dans sa nacelle et l’allée du silence. © Zalesskaya.

Inscrit en gros caractères sur les affiches : Stille, « silence », thème de cette 54e édition. Le silence nécessaire au surgissement de la musique, le silence part de toute musique, le silence notion essentielle de la musique contemporaine. Mais aussi la demande d’un silence nécessaire dans un moment mondial trop bruyant et, enfin, le silence de tous les festivals disparus pour des raisons économiques, dont les noms sont inscrits sur des monuments funéraires dans « l’allée du silence », qui traverse le marché du festival (les choix politiques visant à cesser ou diminuer drastiquement le financement public de la culture frappent aussi l’Allemagne).

À chaque édition, le festival de Moers met à l’honneur deux pays. Cette année, c’est sur la Chine et le Rwanda qu’étaient braqués les projecteurs. Ces musicien·nes sont invités à présenter leurs projets et à jouer avec différents musiciens locaux tout au long du festival, notamment lors des improvisations libres, dans le but de créer de nouvelles connexions musicales et humaines.

bBb bBb © Zalesskaya.

Le groupe bBb bBb, composé de Li Daiguo (voix, pipa, piano) et Lao Dan (flûte chinoise, saxophone), tous deux originaires de la région du Sichuan, a gratifié le public d’un superbe set où la musique traditionnelle chinoise côtoyait l’improvisation free, dans une créativité et un maniement du contraste et de la dynamique terriblement efficaces. Au programme également Zhao Cong, Sun Yizhou, Tan Shuoxin et Zhu Wenbo (Région du Nord-Est et de Pékin), Mamer (Xinjiang), Ying Yang Exa Cosmos.

Depuis plusieurs années, le festival invite à chaque édition un pays africain. Cette année un collectif d’artistes rwandais a présenté un projet spécialement créé pour Moers : « Urwereka ». MIZIGURUKA (voix, performance), Binghi (electronics), Bobo Elvis & Manzi Mbaya (danse et chorégraphie) ont électrisé la scène pendant leur set interdisciplinaire inspiré de « la force invisible qui se meut, ressent et transforme ». Le Rwanda était aussi présent lors de workshops et de discussions.

Urwereka © Inga Klamert

En matière de rencontres musicales improvisées, plusieurs dispositifs essaiment durant 4 jours : les « Moers sessions ! », moments d’improvisation libre sur la scène principale extérieure, entre musicien·nes choisi·es par la programmation, les « freysinn », scènes ouvertes dans différents lieux du festival et de la ville et les « @the same time ». Pour ce dernier format, les spectateur·ices et les musicien·nes sont invité·es à changer de point de vue par un dispositif tout aussi original que déréalisant : les performeur·ses sont posté·es sur des nacelles de grues, à une dizaine de mètres au-dessus du sol, et réalisent des improvisations collectives depuis différents coins perchés du parvis. Je découvre cette disposition intriguante pendant Ketonge (p. elec), Tim Von Malotki (sax), Jonas Gerigk (b). Le saxophone a des accents de corne de brume dans le vent fort qui se mêle par bourrasques à la symphonie et fait danser dans les airs d’énormes balises-ballons de baudruche noirs. Quelque chose dans ce moment nous donne l’impression d’être dans un film de science-fiction ou post-apocalyptique à la Mad Max. C’est, en tout cas, captivant. Tout au long du festival, on peut également croiser le « piano mobil », qui circule dans la foule et s’arrête au gré des impromptus.

Piano mobil © Dennis Hoeren.

Autre dispositif original et ludique, le Jazz Club Byobu, imaginé par l’artiste scénographe japonaise Maki Nagamine. Inspiré de l’architecture traditionnelle japonaise, l’espace scénique consiste en un cube aux murs de papier dans lequel se glissent les musicien·nes et performeur·ses. Le spectateur·rice est invité·e à jeter un regard par de petits trous dans le papier ou même à rejoindre les artistes dans la boîte. C’est amusant et ça crée du lien entre les musicien·nes et le public, entre les festivalier·ères aussi, qui jettent des regards amusés. On y retrouve notamment la saxophoniste Cath Roberts et la poétesse Iris Colomb le samedi midi. Cette dernière aime naviguer dans divers supports textuels du quotidien dont elle tire des mots au fil de l’improvisation musicale et poétique. Elles se sont toutes deux produites la veille dans l’église Stadtkirche, avec l’artiste sonore Kate Carr. Pour l’occasion les mots, en anglais, étaient tirés des manuels de divers synthétiseurs. Le trio a présenté deux pièces très intéressantes, tout en exploration de timbres et en jeu de phrasés. Du prosaïque surgit la poésie et la musicalité des mots isolés, hachés et répétés.

Jazz Club Byobu © Nils Brinkmeier.

Le reste de la programmation fut marqué par de belles découvertes. Le vendredi soir, en guise d’entrée gargantuesque, de 17 h à 1 h du matin, se tenait le projet Multiple Voices, une expérience aussi captivante qu’étonnante : à coups de re-recording, deux chanteurs (Terry Wey et Ulfried Staber) et un ingénieur du son (Markus Wallner) ont reconstitué le motet « Spem in Alium » composé au 16e siècle par Thomas Tallis. Beaucoup choisissent de s’allonger tout autour de la scène. On pénètre dans un monde d’harmonies tout à la fois denses et aériennes. La fascination qu’exerce cette pièce de la Renaissance, étirée dans la durée, suspend le cours du temps dès qu’on passe la porte de la grande salle. En écoutant le mariage des voix je découvre, inscrits sur des panneaux suspendus au-dessus de l’espace scénique, les deux premières « règles » de Moers :
1 : Moers n’est pas mainstream
2 : Moers est politique.

Le samedi, je découvre le projet japonais « Koshiro Hino : Chronograffiti », ensemble rythmique composé de trois percussionnistes : Tsuyoshi Maede, Kana Taniguchi et Tomo Ando, dont les mélodies rythmiques sont sublimées par le travail visuel de Ken Furudate. Entre trio aux lentes progressions répétitives tout en micro-décalages et solo aux basses profondes et aux gestes amples, le set hypnotise.

The Sleep of Reason Produces Monsters © Dennis Hoeren

C’est ensuite au tour de The Sleep Of Reason Produces Monsters, constitué de Mariam Rezaei (platines), Mette Rasmussen (sax alto), Gabriele Mitelli (trompette piccolo, électronique) et Lukas König (batterie), d’offrir un set débordant de vitalité. C’est urgent, pressant, ça flirte avec la transe et la techno par moments. Une énergie brute et joyeuse.

Au détour d’une des petites scènes, j’attrape la fin du set de Sourcrowd, groupe local à la musique vitaminée, teintée de funk et d’harmonies vocales subtiles aux accents folk. Très plaisant.
À l’affiche également, le saxophoniste néo-zélandais basé à Moers Hayden Chisholm, qui se produit à plusieurs reprises : en quartet sur la scène intérieure, en solo dans la Stadtkirche où il propose un set tout en délicatesse et en finesse. Le saxophone laisse parfois la place à la flûte traditionnelle en bois et au chant diphonique, dans un ensemble d’une émouvante justesse et d’une grande profondeur. S’il devait initialement jouer un solo ce samedi soir, c’est finalement un duo impromptu qui aura lieu avec l’organiste israélienne Maya Dunietz, qui avait joué juste avant lui. On retrouvera cette dernière le lendemain avec son projet « Sax for Peace ».

Marco Fusinato © Dennis Hoeren

La soirée du samedi se clôt tout en intensité brute avec l’artiste contemporain et musicien noise Marco Fusinato et son « Deleterious Exhalation ». Le·a spectateur·ice est plongé·e dans une expérience sensorielle saturée où la vidéo et le sonore se superposent pendant 30 minutes à grands coups d’images choc et de musique noise extrême à la guitare. Ça pourrait être écrasant mais ce n’est pas gratuit et c’est subtil dans l’intensité. On accède à une écoute attentive du timbre et des textures qui forge une perception aiguisée, presque tactile, de la matière sonore au fur et à mesure du set.

Le lendemain, c’est au tour des Anglais de Led Bib de nous présenter leur nouvel album, dans une nouvelle configuration en quartet (Chris Williams et Pete Grogan aux saxophones, Liran Donin à la guitare basse et Mark Holub à la batterie). Une tempête de textures dont la rythmique se nourrit parfois d’accents rock. Les saxophones nous offrent de très beaux moments mélodiques tout en puissance ancrée, parfois planante. Une belle réussite.

Led Bib sur la scène principale extérieure © Zalesskaya

C’est sur un long concert méditatif que je termine ma journée du dimanche, avec l’organiste suédoise Ellen Arkbro. Dernier contraste avec le DJ set de la rwandaise Binghi dans un club de la ville. Les basses puissantes et profondes inondent la pièce où des danseurs.euses se joignent à la transe. Un beau point final à mon aventure en festival libre.

A Moers, il est évidemment impossible de tout voir. Chacun·e se crée son propre parcours d’écoute et de surprises, dans un festival qui fait montre d’une singularité tout aussi saisissante que nécessaire.