Sur la platine

Magma : Köhntarkösz toujours

Échos lointains et pourtant si présents d’un disque en fusion


Je me souviens du 26 février 1975…
Verdun, Maison de la Presse, une fin d’après-midi. Je suis sorti du lycée, à quelques mois du bac seulement et je décide un petit tour en ville pedibus avant de rentrer chez moi, peut-être pour tromper mon ennui, mais surtout parce que m’attend un moment qui marquera ma vie en musique. Ce que j’ignorais en quittant mes camarades de classe, d’ailleurs.

Voilà des semaines et des semaines qu’une belle pochette de disque attire mon regard dans ce magasin que je fréquente assidûment. Mais jusqu’à ce jour, pas moyen d’acheter cet album rougeoyant, mon maigre argent de poche n’y suffisant pas. Et puis voilà, à force de mettre quelques sous de côté, j’ai pu réunir la somme nécessaire à son acquisition : autour de 30 francs, je crois… Ce n’est pas rien pour un adolescent meusien des seventies. Il n’est pas inutile de rappeler qu’à cette époque, lorsqu’on voulait écouter vraiment de la musique, sauf à disposer des moyens suffisants, il fallait d’abord s’accorder le temps de lire, de se documenter, attendre, économiser, parfois longtemps, et puis… payer !

Magma… Je connaissais d’assez loin ces gens un peu bizarres. J’avais lu quelques articles dans Salut les Copains, Best, Extra ou Rock’n’Folk. À cette époque, l’opportuniste Philippe Manœuvre n’aimait pas le groupe… D’autres vraies plumes en parlaient très bien en revanche : Philippe Paringaux, Hervé Picart, Michel Bourre, Antoine de Caunes… On trouvait aussi des chroniques de disques, des interviews de Christian Vander. Je me rappelle l’une d’entre elles, illustrée par des photographies où on voyait le batteur, tel un démiurge sur le perron de sa maison, arborant une longue robe un peu ridicule ornée de la célèbre griffe, celle qui enserrait la Terre sur le visuel du premier double album en 1970. Le musicien aux yeux de loup parlait beaucoup de John Coltrane, que je ne découvrirais vraiment que dix ans plus tard en achetant l’album My Favorite Things. Côté radio, Jean-Bernard Hébey avait pas mal diffusé de son côté « Mëkanïk Destruktïw Kommandoh » - notamment le titre « Ïma Süri Dondaï » à plusieurs reprises - dans son émission quotidienne Poste Restante sur RTL. Cette musique ne ressemblait décidément à aucune autre. Mais voilà, j’en étais resté là jusqu’à ce jour de février 1975.

Köhntarkösz. Ah, cette pochette si belle, brûlante de lave en fusion, ce sigle sombre presque menaçant ! Combien de fois l’avais-je lue fébrilement dans ses moindres détails en l’extrayant du bac à disques, à défaut de pouvoir la rapporter à la maison ? Je connaissais les noms de tous les musiciens (en français et en kobaïen) avant même d’avoir écouté une seule seconde de l’album… 26 février 1975 : objectif atteint, je l’avais enfin pour moi, un peu étonné tout de même que personne d’autre ne se fût procuré ce disque.

Autant le dire : ce fut un véritable choc pour moi qui vivais depuis deux ou trois ans à plein régime ce qu’on appelait alors le rock progressif, l’École de Canterbury, le jazz-rock (Yes, Genesis, King Crimson, Soft Machine, Caravan, Mahavishnu Orchestra…). Magmagnifique. Bouleversant. Ailleurs.
« Köhntarkösz » et ses deux mouvements, un sur chaque face du 33 tours, complétés par deux courtes compositions : l’oppressant « Ork Alarm » signé du bassiste Jannick Top et « Coltrane Sündïa » de Christian Vander, conclusion très émouvante du disque dédiée à qui on sait. Comment exprimer avec les mots justes ce que déclenchait cette composition hallucinante ? Sa montée en tension initiale succédant à l’incantation des premières secondes, son cœur battant, sa phase centrale aérienne et suspendue au fil d’une mélodie étonnamment délicate, jusqu’à l’explosion finale chantée par un Vander en extase ? Les stridences de l’orgue, la basse surpuissante, la batterie hantée et surhumaine, l’exultation collective, les chœurs, le groupe engagé dans une course effrénée vers une résolution aux accents mystiques. À l’image de tout le disque, d’ailleurs, et de ce personnage entrevoyant fugitivement une « vérité » absolue en pénétrant dans le tombeau d’Ëmëhntëtt-Ré, au temps de l’Égypte ancienne, avant de tout oublier. Köhntarkösz qui n’aura pas assez de toute sa vie pour réussir à l’entrevoir de nouveau.

Christian Vander & Jannick Top

Ce joyau discographique demeure mon préféré de Magma. Peut-être parce qu’il fut pour moi celui de la découverte (je n’ose parler d’initiation). Peut-être aussi parce qu’il est assez unique dans la discographie du groupe : c’est en effet une magnifique synthèse, aux couleurs flamboyantes, de ce qu’a pu représenter la complicité de nature quasi gémellaire entre Christian Vander et Jannick Top. Un phénomène surnaturel. Je dois bien avouer que depuis, la parution d’un nouveau disque de Magma ne m’a jamais procuré une telle sensation. C’est normal, après tout… On ne peut jamais éprouver le choc originel une seconde fois. Enfin, je ne crois pas.

Quelques mois plus tard, ce n’est pas sans être gagné par une certaine fièvre que je pus m’acheter Magma Live enregistré à la Taverne de l’Olympia au printemps 1975. Un autre déferlement : Didier Lockwood et Bernard Paganotti en transe, Vander surpuissant. Quatre faces illustrant d’assez près ce que pouvait transmettre sur scène Magma et son pouvoir d’attraction sans équivalent. Il me faudrait attendre encore un peu, jusqu’au 18 juin 1976, pour découvrir dans le Gymnase de Nancy Thermal cette folie confinant à la démesure… Je n’oublierai jamais.

Aujourd’hui, je me souviens de Köhntarkösz, dont je ressens chaque note irradiée comme au premier jour…

par Denis Desassis // Publié le 11 juillet 2021
P.-S. :

- Les musiciens : Christian Vander : batterie, chant, piano, percussions ; Klaus Blasquiz : chant, percussions ; Jannick Top : basse, violoncelle, chant, piano ; Gérard Bikialo : claviers ; Michel Grailler : claviers ; Stella Vander : chant ; Brian Godding : guitare.

- Titres : Köhntarkösz (Part I) Ork Alarm Köhntarkösz (Part II) Coltrane Sündïa.

- Label : Vertigo ( réédité chez Seventh Records ).