
Philippe Gonin
Magma – Décryptage d’un mythe et d’une musique
Label / Distribution : Le Mot et le Reste
Un livre consacré à Magma ! Voilà un pari risqué tant le sujet abordé est aventureux et complexe, à l’image de Christian Vander, leader et âme du groupe depuis 40 ans. Risqué aussi parce que l’auteur se positionne sans ambiguïté comme un passionné de cette musique qui n’a pas d’équivalent, tout en s’autorisant un recul salutaire. Il évite ainsi l’écueil d’une hagiographie qui discréditerait son regard de musicologue [1] et serait finalement de peu d’intérêt. D’autres livres sont annoncés, dont l’un signé Klaus Blasquiz, chanteur historique de la première histoire du groupe. Ils offriront certainement un regard différent, plus ou moins distancié, et auront leur place dans l’univers kobaïen.
Dès la publication de ce Magma aux éditions Le Mot et le Reste, le petit monde de la « Zeuhl » a bruissé de critiques [2]. Pensez donc : dans un court chapitre consacré à un rappel historique – à peine plus de 40 pages sur un total de 290 – Philippe Gonin se rend coupable de quelques approximations ou erreurs de détail qui, à bien y réfléchir, n’ont qu’une importance très relative. Il faut en effet être clair à ce sujet : les fans du groupe, de toute façon, n’apprendront rien de nouveau ici sur leur formation fétiche : leur adoration, qui dure depuis des décennies, a déjà produit des sources documentaires très riches [3] ; quant aux autres, ils y trouveront un raccourci suffisamment circonstancié pour une première découverte du cheminement de Vander et des musiciens qui l’ont entouré ; ils sauront fermer les yeux sur ces errements minimes qui ne nuisent en rien à la connaissance du groupe. S’ils veulent en savoir plus, ils n’auront aucune difficulté à trouver les informations souhaitées. Et ces erreurs ne sont certes pas plus infamantes que celles commises en son temps par un certain Antoine de Caunes [4] alors âgé de 25 ans et confit dans son admiration jamais démentie pour le démiurge.
Tout l’intérêt de l’ouvrage de Philippe Gonin réside justement dans sa subjectivité et dans sa démarche analytique. L’essentiel se trouve en effet dans d’autres chapitres fort instructifs qui dépassent le simple rappel des faits. Celui qui concerne les influences, en particulier, propose une lecture juste de la place occupée par John Coltrane dans le processus créatif de Vander ; il oppose avec beaucoup d’intelligence les sources africaines et celles des musiques de l’Est, rappelant ainsi la dichotomie qui est l’essence même de la musique de Magma [5]. Une vingtaine de pages sont par ailleurs consacrées à la cosmogonie [6] de Magma et tout ce qui en constitue l’habillage philosophique mais aussi linguistique et scénique [7]. Elles rappellent la nécessité intérieure de la musique chez Vander, sa spiritualité, les oppositions entre magie noire et magie blanche, et les interactions entre l’univers du batteur et celui de son bassiste fétiche des années 70, Jannick Top. Ce véritable travail de chercheur constitue une approche intelligente de l’œuvre de Christian Vander et justifie à lui seul l’existence du livre.
Dans une seconde et longue partie – plus de la moitié de l’ouvrage –, Philippe Gonin se livre à une revue commentée des albums de Magma, qu’on parcourt avec beaucoup de plaisir parce qu’on y voit, sous nos yeux, se construire l’œuvre kobaïenne. Ici, l’auteur refuse de se cacher derrière son petit doigt : ils sait, quand il le faut, appuyer là où ses analyses pourront faire mal aux inconditionnels. Intarissable sur les qualités des grandes épopées (les deux trilogies : [8], mais aussi (probablement en raison de la présence marquée de Jannick Top, pour qui Gonin éprouve une grande admiration) de l’album De Futura, pourtant considéré par beaucoup comme un assemblage de compositions réunies pour l’occasion, sans cohérence évidente), il procède aussi à l’exécution brutale des productions de la période fin 70 / début 80, par exemple le double live Bobino 81 (« Tout cela sonne un peu vain et creux »).
Les commentaires relatifs aux costumes de la période 1978-1979, cinglants, tranchent fortement avec le ton souvent béat des admirateurs. De même, Gonin n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat d’un difficile sujet, la restitution en studio, en portant un regard critique sur le son de la toute dernière production de Magma : « La suite semble sonner de façon étriquée, compressée dans des médiums d’où aucun plan ne se détache réellement ». Jugement à première vue sévère [9], mais vite contrebalancé par une étude sérieuse et approfondie de cette suite et une conclusion sans appel : « Ëmëhntëhtt-Ré est un grand, un très grand disque de Magma ». Un jugement que nous partageons entièrement tant la qualité de cette composition, dont de nombreux éléments étaient connus depuis longtemps et se voient aujourd’hui assemblés avec une fluidité parfaite, nous rappelle à quel point l’œuvre de Vander n’appartient qu’à elle-même et se détache singulièrement de l’ensemble de la production contemporaine.
En somme, on a bien la preuve que Gonin, en passionné de Magma mais aussi en tant que musicien, s’est livré un sérieux travail d’analyse qui renvoie très vite à l’écoute des œuvres les plus puissantes de Magma et de Vander [10] : Mëkanïk Destruktïw Kommandöh, Würdah Ïtah et Köhntarkösz, pièces phares enregistrées durant la première moitié des années 70, mais aussi les deux derniers enregistrements studio [11] : K.A et le tout récent Ëmëhntëhtt-Ré. On lui sait gré, également, de nous rappeler la force créatrice et mystique de la longue et solitaire aventure qu’a représenté Les cygnes et les corbeaux, et de nous inviter à le redécouvrir, car seule une écoute répétée en dévoile les richesses.
On regrettera, par ailleurs, le peu de place accordé à Offering à partir du début des années 80 ; ce fut pourtant une expérience d’une stupéfiante beauté, un trait d’union un peu magique entre Vander et Coltrane. Cette formation, qui a peiné à trouver son public, mérite une réhabilitation que nous appelons ici de nos vœux.
Dans une courte préface intitulée Les ailes de Christian, Klaus Blasquiz écrit : « L’aviateur disait qu’au-dessus des nuages, ébloui par le soleil tout proche, il pouvait presque toucher les ailes de Dieu. Il faut de toute urgence retourner voir Christian et ses amis, et chercher à toucher leurs ailes ».
Belle conclusion que nous ferons volontiers nôtre.