Chronique

Manuel Rocheman

The Touch of Your Lips - a Tribute to Bill Evans

Manuel Rocheman (p), Matthias Allamane (b), Matthieu Chazarenc (dm)

Label / Distribution : Naive

L’heure de la maturité est, pourrait-on dire, celle où l’on coïncide avec soi-même, et où l’on vient à en prendre conscience. Pour Manuel Rocheman, quarante-cinq ans révolus, c’est comme si cette heure venait de sonner. Alors qu’il nous offre son Tribute to Bill Evans, en empruntant le titre d’un thème souvent joué par son aîné (dont on célèbre le trentenaire de la disparition, mais dont on devrait chaque jour célébrer la musique), « The Touch of Your Lips », il apparaît dès les premières mesures que le pianiste a trouvé son parfait équilibre.

Cet hommage, il ne pouvait que le rendre en trio (avec Mathias Allamane, contrebasse, et Matthieu Chazarenc, batterie), tant l’art de cette formation appartient à Bill Evans. D’autres s’y sont essayés avant lui : on pense aux Conversations… du pianiste classique Jean-Yves Thibaudet (1997), mais c’était en solo, ou à John McLaughlin, mais c’était via une formule des plus inhabituelle, presque « baroque » : un quartet de guitares et une basse acoustique (1993). Toutefois ni l’un ni l’autre n’a su éviter, dans la célébration, une forme de distance. Peut-être était-ce, d’ailleurs, pour d’autres raisons que ces choix… Tandis que chez Rocheman, le trio est une seconde nature. Même si ses duos avec Martial Solal, son « maître », l’ont fait connaître, c’est ainsi qu’il est entré définitivement « en jazz ». Il n’avait pas vingt ans. On se souvient de ses disques avec François Moutin et Peter Gritz, puis avec le même et son frère Louis, ou encore avec Didier Levallet et Jacques Mahieux.

Ici, le trio apparaît comme la meilleure façon de dire cet équilibre qui fait aujourd’hui sa musique. Dès son apparition sur la scène du jazz, Manuel Rocheman s’est affirmé d’emblée comme un musicien à la technique remarquable. Celle-ci n’a jamais nui à sa capacité d’invention, mais elle a pu freiner un tant soit peu sa spontanéité, son pouvoir de retranscrire - ou mieux, d’exprimer - ses émotions au profit d’une « mise en forme » toujours maîtrisée, d’une volonté de contrôler son jeu à chaque note, chaque instant. Au contraire, on le sent ici plus libre - libre de communiquer ses propres expériences, de dire ce que la musique ne peut éviter de dire, et le jazz moins que tout autre, libre de refléter « ce que j’ai vécu », comme il le dit lui-même [1]. En effet, quand un musicien parvient à rendre hommage à un des géants qui l’ont précédé, et qu’on le fait comme Rocheman avec The Touch of Your Lips, c’est, en fin de compte, sa propre musique qu’il révèle : c’est quand l’expérience est acquise et qu’on se livre en toute clarté que la sincérité du propos devient sa propre raison d’être puisqu’il s’agit de l’affirmer sans ambiguïté.

Manuel Rocheman le montre ici : c’est quand on est ébloui par l’art de Bill Evans, et dans ce cas seulement, qu’on peut devenir un plus grand pianiste – un pianiste plus talentueux, plus assuré -, s’exposer au plus vrai et jouer une musique plus proche de ce que l’on vit ; alors seulement on peut prétendre « toucher » tout un chacun au plus profond. Parce qu’il s’agit désormais, au-delà de la technique, de la maîtrise formelle, et grâce au vécu, de laisser venir les sensations, d’aller au cœur de la musique, d’aller comme il le dit, « d’aller à l’essentiel » [2] Sur quoi il clôt son « Touch of Your Lips » par le « Liebeslied » de Fritz Kreisler seul avec son piano. Comme Bill Evans aurait aimé jouer cette pièce, sans doute.
Ombre au tableau et vrai regret : comment ne pas signaler la faute de goût que constitue la pochette ? Acquérir un disque plutôt que sa version « dématérialisée », c’est aimer un objet et, parfois, en aimer d’autant plus le contenu. Or, la photo de couverture n’est ici ni esthétique, ni même « vendeuse » (d’ailleurs, pourrait-elle être vendeuse sans être esthétique ?) - tout juste un peu ridicule. Ce à quoi Naïve ne nous avait pas habitués. Ni ce CD, ni Manuel Rocheman ne méritaient cela.

par Michel Arcens // Publié le 25 octobre 2010

[1Jazz Magazine n°618, octobre 2010

[2(op cit).