Entretien

Marco Centasso, la contrebasse enchantée

Entretien avec la nouvelle révélation du jazz transalpin.

Marco Centasso © Riccardo Musacchio

Marco Centasso ne cesse de faire parler de lui au sein de la nouvelle génération de musicien·nes en Italie. Né en 1992, il a obtenu son diplôme de contrebassiste dans la section jazz au conservatoire Arrigo Pedrollo de Vicence et a poursuivi ses études avec le Hongrois Gergely Járdányi, défini comme le Grand Maître de la contrebasse. Depuis neuf ans, il entretient une collaboration musicale avec le pianiste et compositeur Giovanni Mancuso, fondateur de l’ensemble Chironomids Outerspace Group, dédié aux musiques de John Cage, Frank Zappa et Terry Riley. En 2022, il publie son premier album Hidden Rooms et en 2024 il a été sélectionné par le Centre de production WeStart de Novare, organisme de référence dirigé par le dynamique Enrico Bettinello.
Ce parcours original méritant que l’on s’y attarde, Marco Centasso s’est prêté au jeu des questions-réponses avec enthousiasme.

Marco Centasso © Furio Ganz

- Marco, quand avez-vous découvert le jazz ?

Je me suis approché du jazz relativement tard. Au départ, l’étude de la musique était secondaire par rapport à celle des Arts de l’Impression, domaine dans lequel j’ai obtenu mon diplôme à l’adolescence. Pourtant en m’approchant de la pratique de la basse électrique à travers une variété de genres différents, mon premier professeur m’a initié à la contrebasse et donc au jazz. Après avoir goûté à cette musique en l’écoutant et en étudiant certains standards, je suis littéralement tombé en extase à l’écoute d’un disque qui m’avait été offert, Conference Of The Birds de Dave Holland. Rétrospectivement, ce moment reste gravé dans mon esprit comme l’élément fondateur de ma carrière musicale et de mon rapport au jazz.

- Quelles furent vos influences les plus significatives ?

Il existe plusieurs réponses à votre question. La plus élémentaire se limiterait à citer les contrebassistes que j’ai le plus admirés au cours de mes années d’études, Dave Holland pour son approche rythmique de la composition et Gary Peacock pour sa recherche constante du son et sa technique d’improvisation.
Et pourtant, une réponse plus honnête inclurait plutôt une variété de domaines et de genres très différents, parfois éclectiques, hétérodoxes et même irrévérencieux. Je ne vous cache pas que certains de mes enseignants me reprochaient de ne pas écouter assez de jazz grand public. Je pense qu’un jazzman ne peut pas renoncer aux stimuli d’une écoute ouverte aux autres genres musicaux. Je n’ai jamais craint de me laisser influencer par la musique contemporaine du XXe siècle, par Steve Reich, Terry Riley, Pauline Oliveros et jusqu’à nos jours par Steve Lehman et Nik Bärtsch entre autres. Mais je n’hésite pas à inclure dans cette liste également Zu, Primus, Tool et Massive Attack qui remontent aux périodes antérieures à ma relation avec le jazz. Enfin, je tiens à mentionner tous les musicien·nes avec qui j’ai pu jouer à tous les niveaux. Lorsque j’écris, j’essaie de toujours garder à l’esprit les instrumentistes qui pratiqueront mes morceaux et les situations de dialogues musicaux qui en découlent. En conséquence, mon travail est toujours influencé par le partage et l’échange avec les autres.

- Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir la contrebasse ?

La contrebasse avec son aspect arrogant, encombrante et intrusive à la fois, est entrée dans ma vie vers mes vingt ans. Avant cela, je jouais de la basse électrique, un instrument que je continue de pratiquer et qui me sert dans différentes formations, ainsi que le piano en autodidacte. J’ai toujours eu tendance à être attiré par les sons graves et lorsque j’ai entendu pour la première fois une contrebasse en direct, jouée par mon premier professeur, j’ai été complètement captivé. Mais l’évènement qui m’a convaincu d’entrelacer mon parcours de recherche à cet instrument a été un concert de Ludus Gravis à Venise en 2012. Il s’agit d’un octet de contrebasses dirigé par le Maître Daniele Roccato, avec qui j’ai eu l’occasion ensuite de travailler dans le cadre du projet Orchestra Aperta, la Conduzione Chironomica. Je me souviens distinctement de l’impression que m’a faite ce concert à la Biennale Musica, le son viscéral des contrebasses, parfois féroces, énergiques et primitives mais capables d’une douceur et d’une mélancolie désarmantes. Tout cela est resté gravé dans mes oreilles et m’a poussé à continuer à rechercher ces sons comme moyen d’expression.

Venise a, de tout temps, attiré des artistes et des chercheurs de toutes sortes.

- Pouvez-vous nous parler des albums RAME et Hidden Rooms ainsi que de leurs particularités ?

RAME est né sur les bancs du conservatoire de Vicence, dans un cours de jazz que j’avais la chance de partager avec Valentina Fin, Mauro Spanò, Giovanni Fochesato et Filippo Mampreso. Banc d’essai et tremplin pour chacun d’entre nous, ce projet nous a donné l’occasion d’exprimer nos différentes inclinations, et notre entente a permis d’affiner la pratique de l’improvisation. L’une des pierres angulaires, composée pour le premier album, s’intitule « Disio » et il y a aussi mon autre morceau « Scaramanzia » qui résument bien mon écriture et mon approche de l’improvisation. Sur le second disque, en revanche, il est clair que je cherchais à me détacher d’un son plus proche du jazz traditionnel en explorant de nouvelles techniques de composition et d’improvisation. Ma composition « Oscura Era » qui donne son nom à l’album est rétrospectivement l’exemple parfait de cette nouvelle direction qui alterne écriture et improvisation à travers un registre modulaire. Cela se reflète dans de nombreux autres morceaux d’inspiration similaire, notamment « Pattern » et « Aloe ». Après des années de formation et de recherches à cheval sur les genres, c’est enfin dans Hidden Rooms que j’ai senti que je pouvais m’exprimer pleinement. C’est l’album de mon essor, il explore la part secrète de mon parcours artistique et éducatif. Chaque instant est nourri de différentes ambiances mais aussi de moments extra-musicaux qui apportent de la véracité au concept tout autant qu’à la sonorité du projet.

Marco Centasso © Riccardo Musacchio

- Vous êtes actuellement investi dans un projet avec le clarinettiste Alberto Collodel. La formule du duo vous motive particulièrement ?

Ma collaboration avec Alberto Colodel a commencé il y a près de dix ans. En plus d’être membre du quartet Hidden Rooms avec Alberto, j’ai travaillé assidument sur divers projets allant du jazz le plus traditionnel à l’avant-garde. Je pense que derrière toute longue collaboration musicale, il est essentiel de développer une relation d’échange au niveau humain sans laquelle la capacité de confrontation et de compréhension qui se développe pourraient faire défaut, surtout dans le domaine de l’improvisation. Avec Alberto et quelques autres, nous avons tissé des amitiés et des relations musicales parmi les plus stimulantes de ma carrière. C’est donc le résultat naturel de notre dialogue en continu, tant humain que musical, qui est à l’origine de ce duo contrebasse et clarinette basse. Ce sont aussi deux instruments graves qui se mélangent bien et dans certains cas vont jusqu’à se confondre, malgré les différences de timbres. Nous allons enregistrer un album dans les mois à venir, il sera composé de morceaux originaux, certains signés par nous deux et d’autres par des amis compositeurs avec lesquels nous avons partagé des expériences musicales au fil des ans.

Le son viscéral des contrebasses, parfois féroces, énergiques et primitives, mais capables d’une douceur et d’une mélancolie désarmantes.

- Pouvez-vous évoquer votre collaboration avec le pianiste Giovanni Mancuso ?

J’ai connu Giovanni Mancuso au bon moment, juste avant que l’académie ne m’impose un enseignement avec un cadre rigide et défini. Sa master class consacrée à la Conduction et nos collaborations successives ont conduit à une amitié qui a changé irrémédiablement ma vision de la musique. Je dois beaucoup à Giovanni : grâce à lui, j’ai découvert des mondes musicaux qui m’étaient totalement inconnus. Son approche de la musique, toujours fraîche et ouverte, parfois audacieuse et provocante, m’a permis d’aborder de nouvelles façons de concevoir la musique, de l’écouter, de l’écrire. Au moment de composer et d’enregistrer mon premier album, j’avais pensé à Giovanni au piano, mais j’admets avoir hésité à passer à l’acte décisif pour appeler ce pianiste exceptionnel et lui demander d’interpréter ma musique. Cependant, dès que j’ai évoqué cette proposition il l’a acceptée avec enthousiasme, m’apportant beaucoup d’énergie et créant ainsi un climat de confiance mutuelle. Plusieurs années se sont écoulées depuis cette première rencontre au conservatoire et nous avons joué ensemble du jazz, de la musique contemporaine, de la musique de chambre et orchestrale.

Marco Centasso © Furio Ganz

- Une de vos grandes rencontres musicales est celle du saxophoniste Evan Parker ?

Evan Parker est souvent venu à Venise et à deux occasions j’ai pu jouer avec lui dans le cadre de résidences et de master class d’envergure qui ont eu un impact important sur moi. Travailler en étroite collaboration avec Evan Parker fut une excellente occasion d’approfondir des éléments tels que l’importance du silence et surtout la mise en pratique de l’écoute mutuelle avec les autres improvisateurs. En plus d’évoquer l’expérience importante vécue avec ce grand musicien, cela en dit long sur ma ville. Car au final c’est bien elle, la Cité des Doges, qui demeure la véritable orchestratrice de mes diverses influences. Venise a de tous temps attiré des artistes et des chercheurs de toutes sortes. C’est un carrefour de contaminations créatives de toutes origines, de directions dans lesquelles j’ai eu la chance de grandir et de construire mon chemin, qui m’ont permis de rencontrer et de me mesurer à des musicien·nes de renommée internationale comme Evan Parker mais aussi Pauline Oliveros ou Steve Lehman.

- Marco, quels sont vos projets pour cette année 2025 ?

La première nouveauté importante en 2025 sera la sortie d’Um/Welt, un disque et un projet éponyme né début 2024 grâce au soutien du Centre de production WeStart de Novare. Comme avec Hidden Rooms, j’ai signé les compositions originales mais le son électronique expérimental est librement inspiré par des textes, ce qui crée un écosystème musical de références et d’interdépendances nettement différent. Je suis accompagné dans cette aventure par la chanteuse et oudiste tunisienne Sarra Douik, le saxophoniste Manuel Caliumi et Riccardo Sella au traitement électronique. Um/Welt est également l’un des quatre lauréats du projet New Generation Jazz 2025, ce qui nous permet de présenter ce répertoire dans des festivals et des showcases importants sur le plan national et international. Le duo avec Alberto Collodel verra la sortie de l’album Beasts Of Eden. Enfin, il y aura de nombreux concerts avec Giovanni Mancuso et avec les différentes collaborations que je mène depuis des années, par exemple avec la chanteuse Valentina Fin et aussi le groupe de rock italo-français Grimoon.