Entretien

Martial Solal : Rire et pleurer

Une interview musicale, comme il se doit.

Martial Solal revient sur son parcours et ses compositions.

- Vous avez commencé le piano à l’âge de six ans et vous vous êtes passionné très rapidement pour le jazz en suivant notamment les cours d’un saxophoniste, Lucky Starway.

J’ai commencé à jouer avec lui à 14 ans. Il n’était pas seulement saxophoniste, il jouait à peu près de tous les instruments possibles : de l’accordéon, de la batterie, de la trompette, du saxophone et bien sûr, du piano. C’était le seul musicien de jazz dans ma ville (Alger) et un voisin de ma tante chez qui j’allais très souvent, c’est comme ça que je l’ai rencontré. Il a accepté de me donner des cours de piano, mais ils consistaient uniquement à l’accompagner pendant que lui improvisait au saxophone. On a formé un duo pendant des mois pendant lesquels je n’avais le droit que de
l’accompagner sous forme de « pompes » (une basse à la main gauche, un accord à la main droite). Je pense que ça m’a aidé à acquérir un certain sens du tempo !

- Quelles étaient alors vos influences et vos idoles ?

C’étaient surtout les disques que me faisait entendre Lucky Starway, c’est-à-dire les musiciens de l’époque. Une époque où le be-bop n’avait pas été encore inventé. On écoutait les musiciens que l’on appelle maintenant swing ou middle jazz comme Louis Armstrong, Fats Waller, Teddy Wilson, Benny Goodman etc. Cette époque m’a vraiment marqué. Même maintenant, lorsque l’on me dit musicien ésotérique ou en dehors des normes, c’est tout à fait faux. Ma base, c’est la tradition du jazz. A 14 ans, j’ai commencé à être imprégné de jazz tout ce qu’il y a de plus traditionnel. Je n’ai jamais perdu cela de vue, même si j’ai fait plus tard des incursions dans des domaines plus
contemporains.

les maisons de disques qui rééditent mes enregistrements ne me le disent même pas et bien souvent ne m’envoient pas d’exemplaire.

- Vous avez au fil de votre carrière chargée de rencontres, beaucoup enregistré. Mais où sont passés Liberté Surveillée, La couronne de Flore, Key for two, Suite pour une Frise, Morceau de Cantal,Son 66, Dermaplastic et tous les autres ?

Vous me demandez où ils sont passés ? (rire) Tout ces titres sont en fait des enregistrements pour Pathé Marconi. A cette époque, j’avais un contrat d’exclusivité avec cette maison. Ils ont réédité certaines choses mais pas toutes. Je vais vous dire une chose : les maisons de disques qui rééditent mes enregistrements ne me le disent même pas et bien souvent ne m’envoient pas d’exemplaire. Ainsi la dernière réédition en date, En Solo, je l’ai apprise par la presse. C’est de la négligence probablement, mais ça me ferait vraiment plaisir de recevoir les rééditions. Toujours est-il que, lors d’interview comme celui-ci, je suis incapable de dire ce qui a été réédité ou pas, sauf les disques Vogue, qui m’ont vraiment prévenu.

- Vous avez composé également beaucoup pour le cinéma. Vous êtes notamment l’auteur de la musique du film manifeste de la Nouvelle Vague, « A bout de souffle ». Qu’est ce qui vous a attiré vers le cinéma ?

Au début, c’est tout fait par hasard : c’était pour remplacer un ami qui était malade, Christian Chevalier. Il avait écrit la musique du film de Jean-Pierre Melville, Deux Hommes dans Manhattan. Il y avait une séquence à refaire et Christian était indisponible. On m’a demandé de réécrire ces quelques minutes pour Melville qui, trouvant cela très bien, m’a ensuite aiguillé vers Jean-Luc Godard. Ma première musique de film a donc été A bout de souffle, mais avant cela, j’avais déjà écrit pas mal de pièces d’une certaine importance, d’une certaine durée si l’on peu dire, comme La Suite en Ré bémol. A partir de là, tous les films dont j’ai écrit la musique découlent du succès qu’a été A bout de souffle et de la nouvelle voie que le film a ouvert.

Ça a duré comme ça une dizaine d’années où j’ai écrit quarante ou cinquante partitions et également beaucoup de musiques pour des courts métrages. A cette époque au début des années 60, le jazz commençait à laisser sa place à la musique pop et notamment au yéyé. Il n’y avait plus de festivals, moins de concerts et le cinéma était encore un de ses derniers bastions. Et puis tout d’un coup, vers 68, plus rien. Le cinéma aussi a fini par céder aux nouvelles modes. Il y a eu une rupture très nette. Le jazz a cessé d’intéresser, aussi bien en France qu’ailleurs, au bénéfice de musiques plus folkloriques ou des musiques du genre Nino Rota. Depuis, je n’ai jamais autant écrit, mais ce n’était plus pour le cinéma.

j’ai eu des commandes d’un très grand nombre d’orchestres symphoniques. J’en suis à mon neuvième ou dixième concerto.

- Quel rapport entretenez vous avec la musique classique ?

J’ai commencé le piano à six ans et, bien sûr, à cette époque, je ne savais pas que le jazz existait, et mon professeur non plus d’ailleurs ! (rire) Il me faisait travailler surtout les romantiques du siècle dernier, comme Chopin et ça me plaisait beaucoup. Les modernes n’étaient pas abordés, même Debussy était ésotérique et pourtant, il était mort depuis longtemps et sa musique très connue ; mais mon professeur n’était pas branché là dessus. Ce n’est que vers quatorze ans, lorsque j’ai découvert le jazz et mes faiblesses techniques relatives, que je me suis dit qu’il fallait que je me mette à travailler toutes les partitions : Ravel, Debussy, Bartok, Prokofiev, Rachmaninov ou Liszt. Enfin, tous ces pianistes qui pouvaient amener quelque chose de nouveau au langage du piano et à la technique de l’instrument.

J’ai toujours pensé que le jazz était bien inspiré par la musique classique, parce que la musique européenne a inspiré tous les musiciens du monde, y compris les premiers jazzmen. Que ce soit Louis Armstrong ou Duke Ellington, on sent une influence considérable de la musique européenne, mais évidemment avec un apport rythmique différent. J’adore la musique classique que j’ai toujours pratiquée (cf. son hommage à Frédéric Chopin). On peut dire que le jazz a hérité d’une grande partie de ce que les musiciens contemporains ont inventé, et inversement évidemment. Depuis 1979, avec Stress de Marius Constant, j’ai eu des commandes d’un très grand nombre d’orchestres symphoniques. J’en suis à mon neuvième ou dixième concerto. J’ai écrit au moins une cinquantaine de pièces pour des orchestres très différents, comme des quintets de cuivres, des ensembles de percussions, des ensembles à cordes. La dernière pièce en date était pour l’Orchestre National. C’est plus payant au sens artistique, par rapport aux musiques de films parce
que la musique ne soutient pas une image, elle vaut à 100% par elle-même. Par ailleurs, c’est très bien d’entendre sa musique jouée par les autres. C’est passionnant d’entendre des orchestres, venant de la musique classique ou contemporaine, qui s’intéressent au jazz, je trouve cela très agréable.

- Entre votre métier de compositeur et de pianiste de jazz, lequel vous donne le plus de satisfaction ?

C’est assez difficile à dire (silence). Physiquement c’est le côté scène, le côté pianiste. Lorsque l’on compose et que l’on est chez soi, tout seul avec un piano, un ordinateur ou même un crayon et une gomme, c’est plus abstrait. On attend le plaisir qui va arriver au moment où l’on va enfin jouer devant un public, ou être joué par d’autres. Il n’y a pas le côté risqué du jazz, ce suspens qui s’installe avant une scène où l’on va improviser, cette tension. On peut toujours rater une note, ou ne pas être en forme, ce sont plein d’éléments qui font que vous êtes moins impliqué physiquement lorsque vous êtes chez vous tranquillement dans vos pantoufles (rire) à composer.
Ce n’est pas la même démarche.

J’ai aussi besoin de périodes de repos pendant lesquelles je ne compose pas.

Pourtant le plaisir d’écouter une œuvre que l’on a écrite est également très grand. On a, en principe, évité les erreurs, gommé les faiblesses. C’est un produit qui se voudrait en principe plus parfait qu’une improvisation, mais celle-ci possède un atout formidable : elle est spontanée et risquée, très stimulante.

- En 1970, vous sortez l’un de vos plus grand succès et chefs-d’œuvre : Sans tambour ni trompette. Comment cela vous a-t-il été inspiré ?

C’est un peu comme pour les musiques de film, c’est principalement dû au hasard. J’avais un concert à donner en trio à Budapest vers 1968 - je m’en souviens très bien - et au dernier moment, le batteur qui devait être Daniel Humair n’a pas pu venir. Alors j’ai eu cette idée de remplacer le batteur par une autre contrebasse. J’ai donc emmené deux contrebassistes, Gilbert Rovère et Jean-François Jenny-Clarke, qui avaient fait partie de mes trios successifs, et connaissaient donc les répertoires. On a donné ce concert à Budapest qui a été très intéressant et j’ai suivi l’idée. J’ai donc composé des morceaux spécifiques pour la formule à deux basses, alors que le concert à Budapest ne faisait référence qu’à d’anciennes compositions. Il a fallu que je recherche des choses complètement nouvelles et différentes qui s’adaptaient bien aux deux contrebasses.

Et puis c’est tombé complètement dans l’oubli. Le jazz à cette époque marchait vraiment très très mal ; il n’y avait personne dans les salles de concert. Alors je me suis mis à jouer seul, en 1972, parce que je n’engageais plus l’avenir de mes musiciens que je ne pouvais plus faire vivre.

- Etes-vous en recherche constante ?

C’est un peu l’apanage de l’improvisateur. Un véritable improvisateur se doit de se renouveler. Je ne cherche pas systématiquement, mais il se trouve que lorsque j’improvise seul chez moi pour écrire une nouvelle composition, je découvre quelque chose de nouveau et c’est cette idée-là que je retiens en priorité. J’ai aussi besoin de périodes de repos pendant lesquelles je ne compose pas. Quand j’arrête trois ou quatre mois d’écrire, automatiquement lorsque je me mets au piano pour chercher, j’ai l’impression qu’il y a de nouvelles choses qui apparaissent. Si vous ne laissez pas un certain temps entre chacune des commandes et des travaux que vous écrivez, vous
retrouvez les même idées.

- Votre style est reconnaissable entre tous. Quels sont vos mots pour décrire votre jeu ?

Je le trouve intéressant. Tout le monde loue ma technique, mais c’est ce qui me paraît le moins important. C’est évident qu’il faut de la technique pour jouer, comme il en faut pour réparer une fuite d’eau (rire). Si on n’a pas une technique, on ne peut pas la remplacer par des illusions. Ce que je trouve intéressant chez moi, si je peux me permettre, ce sont les différents aspects rythmiques de mes compositions, de mes chorus… Je travaille beaucoup, sur le rythme en priorité, et sur les atouts indispensables à toute musique : une richesse et une diversité harmonique.

- Quels sont les sentiments, les images, que vous cherchez à faire passer ?

Mon rêve serait de faire physiquement pleurer toute une salle, et tout de suite après, la faire rire aux larmes. Les grands comiques comme Chaplin ou Bourvil sont des gens qui savaient vous faire rire et pleurer. Les très grands font passer toute la gamme des sentiments.

- L’humour est-il un élément essentiel de l’univers Solalien ? Je pense à « A non ».

Ce n’est pas uniquement musical, je ne conçois pas la vie sans dérision, sans humour. Les choses qui ont de l’humour me paraissent aussi importantes que les choses très sérieuses. Cela tient aussi lorsque je joue : la citation a un côté évidemment humoristique. A une certaine époque j’en abusais même. Maintenant cela m’intéresse moins qu’avant, mais je ne refuse pas une idée quand elle arrive ; j’en joue trois notes et je dévie le plus vite possible de façon à ce que cela reste du domaine du clin d’œil. On ne peut pas vraiment se prendre au sérieux, mais on peut prendre évidemment son travail très au sérieux, parce que lorsqu’on travaille, on oublie toutes les contingences de la vie, on oublie le temps qui passe, la fatigue… Il ne faut pas avoir peur de se critiquer soi-même, de se tourner en dérision pour arriver à avoir une vue plus juste de la réalité, mais quand on travaille, quand on est en concert, on ne pense pas à toutes choses-là.