Sur la platine

Martial Solal, les débuts en vinyle

Promenade au fil de quelques 33 Tours du « Art Tatum of France »


Pas question ici de proposer une biographie, même succincte, du génial pianiste, mais se contenter d’évoquer ses débuts au travers d’une série de 33 Tours de l’époque.
Né en 1927 à Alger, Martial Solal devient musicien professionnel dès 1945 : il joue à Radio Alger puis à Radio Rabat. Il arrive en France en 1950. Après un passage au sein de différents grands orchestres comme celui d’Aimé Barelli, il entame une carrière autonome en 1953. Il se produit au Club Saint-Germain et au Blue Note. Il accompagne nombre de musiciens américains de passage mais forme aussi son propre trio avec le batteur Jean-Louis Viale et, à la contrebasse, soit Jean-Marie Ingrand, soit le Belge Benoît Quersin, qu’il a croisé au sein du Lucky Thompson All Stars.

Martial Solal
Sadi Quartette
(Vogue, Swing LDM 30 046, 1956)

C’est à Paris que Martial Solal rencontre le vibraphoniste belge Fats Sadi (de son vrai nom Sadi Lallemand). Né comme Solal en 1927, Sadi s’est d’abord fait connaître en Belgique au sein des Bob Shots avec les saxophonistes Bobby Jaspar et Jacques Pelzer ainsi que le guitariste René Thomas. De 1950 à 61, Sadi réside à Paris et croise Lucky Thompson comme Solal. Par la suite, il rejoindra le Kenny Clarke - Francy Boland Big Band. Les douze titres du quartette ont été enregistrés en trois séances, avec des rythmiques différentes : à la contrebasse, soit Jean-Marie Ingrand, soit Benoît Quersin et, à la batterie, soit Jean-Louis Viale, soit Christian Garros. Au répertoire, des classiques comme « Love Walked In » de Gershwin ou « Tenderly », un étonnant « Paris je t’aime » mais aussi des compositions originales : « Sadi’s sad » et « Yoga de Sadi », « Tout bleu » et « Ridikiool » de Solal. Héritage sans doute des 78 Tours, les thèmes sont courts mais permettent déjà de pleinement découvrir la vélocité de jeu du pianiste, sa grande technique, son sens du rythme et du dialogue avec le vibraphone.

Sidney Bechet - Martial Solal
(Swing 20e anniversaire, LDM 30 065, 1957)

C’est à Paris aussi que Martial Solal rencontre Sidney Bechet. Né à La Nouvelle Orléans en 1897, Bechet a croisé les grands noms du jazz américain, Louis Armstrong, Kid Ory, Duke Ellington ou Count Basie. Après son succès au Festival de Jazz de Paris en 1949, il décide de s’installer en France où il devient une vedette très populaire, avec des succès comme « Petite Fleur », « Les Oignons » ou « Dans les rues d’Antibes » qu’il joue avec les orchestres de Claude Luter ou André Réwéliotty dans le plus pur style « new orleans ». Un projet du label Vogue est révélateur de l’enthousiasme du public à l’égard du saxophoniste soprano.
En octobre 1955, pour fêter le 1.000.000 disques vendus par l’Américain, Vogue organise un concert gratuit exceptionnel à l’Olympia. Les 2800 places du célèbre music-hall seront bien insuffisantes pour accueillir les 5000 fans qui se pressent aux alentours : « Émeute à l’Olympia », titre l’Aurore, « Deux millions de dégâts » annonce Paris Presse. Un coffret de deux disques dédicacés (Vogue LDM 30 014 et 30 015) reprend les grands classiques, dont « Les Oignons » et « Dans les rues d’Antibes », joués par Bechet avec les orchestres de Claude Luter et André Réwéliotty.
En 1957, la rencontre entre le saxophoniste et Martial Solal donne une toute autre image de l’Américain qui propose ici un profil beaucoup plus moderne. Le quartette enregistre d’abord huit thèmes en deux heures : pas de répétition, un choix du répertoire vite décidé à deux, juste un petit passage par la cabine pour juger de la prise de son. La séance a débuté par une version très enlevée de « These Foolish Things », suivront d’autres titres très swing, comme « Exactly Like You », « Jeepers Creepers » ou « Pennies from Heaven » qui alternent avec des ballades telles « The Man I love » ou « Once in a While », des plages qui démontrent la parfaite entente entre ces musiciens de générations différentes mais qui se comprennent mutuellement. Ces huit titres sont gravés en compagnie d’une rythmique américaine constituée de Lloyd Thompson à la contrebasse et Al Levitt à la batterie. L’album sera complété par une deuxième séance de 7 titres, des classiques comme « It Don’t Mean a Thing », « All the Things You Are » ou « All of Me » qui permettent à Solal, sous l’impulsion d’une rythmique constituée de Kenny Clarke et Pierre Michelot, de faire preuve de toute sa technique, de son sens du rythme et de sa vélocité de jeu (beau solo sur « Rose Room »). En dialogue constant avec Solal, Bechet casse cette image d’apôtre du revival.

Martial Solal
Martial Solal
(Columbia FPX 191, mai-juillet 1960)

Après avoir écrit la « Suite n° 1 en ré bémol » pour quartette de jazz et nombre de musiques de films (À bout de souffle, L’Affaire d’une nuit), Martial Solal veut s’imposer comme soliste à part entière. Un album en deux parties : une face de 5 titres originaux enregistrée en trio avec Guy Pedersen (cb) et Daniel Humair (dm), l’autre, en piano solo, dédiée à des classiques complètement revisités, de « Round Midnight » à « The Squirrel » de Tadd Dameron. A l’écoute de thèmes comme « Ouin Ouin » ou « Very fatigué », on sent que Solal joue « du trio » : l’osmose entre piano et rythmique est totale, jusque dans ces syncopes qui hachent régulièrement l’exposé de « Thème à Tics ».
L’écriture est parfaitement originale : « Aucun des originaux n’est bâti sur la structure classique AABA de 32 mesures » (Philippe Adler). Les ruptures de rythme sont constantes et ouvrent sur de beaux passages d’improvisation et de solos (notamment celui de Pedersen sur « Bonsoir »). L’autre face est donc réservée à un répertoire qui va de Cole Porter à Monk, mais avec l’empreinte très personnelle de Solal. Avec cet album, Solal s’impose sur un plan international, ce qui va se concrétiser avec son voyage aux États-Unis.

Martial Solal Trio
En direct du Blue Note
(Columbia, CTX 40 323, mai 1966)

Même s’il est postérieur, cet enregistrement réalisé dans un des principaux clubs parisiens à avoir accueilli Martial Solal, ce « direct du Blue Note » répond comme en miroir au trio avec Guy Pedersen et Daniel Humair. La rythmique est ici constituée de Gilbert Rovère et de Charles Bellonzi, fidèles du Blue Note. Ici aussi, une face consacrée à des compositions originales en guise de clin d’oeil humoristique (« Thé pour trois », « T.N.T. » et « Blues masochiste »), des thèmes à l’énergie débordante et aux subtiles variations rythmiques. L’autre face est consacrée à des « reprises » de grands classiques : « Ladybird », « Lover Man », « Somebody Loves Me » de Gershwin et « Caravan » d’Ellington, avec cette particularité : Solal peut improviser dès l’intro ou terminer par une coda inattendue.

Martial Solal
At Newport
(Columbia, FPX 263, juillet 1963)

Le voyage aux États-Unis correspond à une forme de consécration internationale. Bill Evans vient de quitter le Hickory House Club. Martial Solal y est programmé pour six puis dix semaines, avec la rythmique laissée libre par Bill Evans : Teddy Kotick à la contrebasse et Paul Motian à la batterie. Le 7 juillet, Solal est invité par George Wein au plus prestigieux festival des États-Unis : Newport, par où sont passés Duke Ellington, J.J. Johnson et tant d’autres.
En témoigne l’album Columbia qui propose le programme du festival et quelques autres thèmes. Un clin d’œil à Bill Evans avec « Boplicity », des classiques comme « Round Midnight », « Stella by Starlight » ou « What is This Thing Called Love » mais aussi « Nuages » de Django Reinhardt. Des plages de 3 à 4 minutes 49 mais aussi une composition personnelle de 12 minutes : « Suite pour une frise », un titre inspiré par l’architecture d’un immeuble moderne de Bruxelles. Une composition, elle-même à l’architecture savante, avec de nombreuses variations de rythmes et d’une originalité foncière. Les critiques ne s’y trompent pas. Georges Avakian parle d’un « virtuose étonnamment expert », de « combats harmoniques sans convention » et vante « la richesse éclatante de son imagination ». La pochette comprend aussi des commentaires élogieux de Duke Ellington et Dizzy Gillespie. Même lorsqu’il reprend des classiques, Solal invente : il conserve des éléments de la mélodie originale mais il brode des variations tout autour. Solal est reconnu de manière internationale.

Zoller - Koller - Solal
Zo - Ko- So
(Saba, Jazz in stéréo, janvier 1965)

Martial Solal a aussi une énorme reconnaissance en Europe. En témoigne cet album gravé avec le guitariste hongrois Attila Zoller et le saxophoniste ténor autrichien Hans Koller, deux musiciens qui ont gagné l’Allemagne et ont croisé le tromboniste Albert Mangelsdorff (ainsi l’album Zo-Ko-Ma, réunissant le guitariste, Lee Konitz et Albert Mangelsdorff). Deux musiciens « modernistes », à la croisée entre jazz contemporain et free.
Zoller et Koller se connaissent de longue date et le saxophoniste a croisé Solal au sein des European All Stars à Berlin.
Cinq plages pour cet album à géométrie variable : « My Old Flame », « The End of a Love Affair » et « Stompin’ at the Savoy » en piano solo pour le moins inventif, « After Glow », composition originale, en guitare solo, des duos guitare-piano (« Stella by Starlight ») ou guitare-ténor (« All the Things You Are ») et, sommet de l’album, des trios à l’interactivité constante : d’une part, « Mr Heine’s Blues » (dédié à Heinrich Heine, auteur de lyrics avec qui Zoller a collaboré) et aussi « Away from the Crowd » de Zoller, de l’autre, « H.-J. meets M.A.H. » de Koller. Un jazz plus abstrait qui illustre l’ancrage de Solal dans la contemporanéité. et démontre toute sa technique. Rien d’étonnant à cela puisque, dans le texte de pochette, Joachim E. Berend, l’auteur du livre Le jazz des origines à nos jours, révèle que Solal lui a assuré qu’il pratiquait l’instrument six heures par jour.

Hampton Hawes - Martial Solal
Key for two
(Affinity, janvier 1968)

Enregistré à Paris, un autre témoignage de l’impact de Solal auprès des Américains : une rencontre avec un des maîtres de la technique pianistique, Hampton Hawes. Né en 1928, Hawes est présenté comme le maître du bop, très influencé par Art Tatum et Charlie Parker. Les deux pianistes appartiennent à la même génération et vouent un grand culte à la maîtrise technique, avec un côté plus blues chez l’Américain, plus ancré dans le classique chez le Français. Au répertoire, des classiques comme « Bag’s Groove » de Milt Jackson ou « The Theme » de Miles Davis, puis des standards comme « Fly Me to the Moon », « Lover Come Back to Me » ou « Stella by Starlight » et, enfin, deux compositions originales : « Key for Two » de Hawes et « Theme for Two » de Solal. L’interactivité entre les deux pianistes est constante, galvanisée par la rythmique qui rassemble Pierre Michelot et Kenny Clarke. Dans ses notes, Alan Morgan proclame à propos de Solal : « his fire and technique and imagination are so heavy he is considered as the Art Tatum of France ».

Martial Solal
Piano Jazz
(MFP 5064, 1970)

Petit retour vers la formation mythique : Guy Pedersen à la contrebasse et Daniel Humair à la batterie. Un classique revisité (« Jordu ») et une série d’originaux : « Special Club », « Dermaplastic », « Aigue-Marine », et certains au titre en clin d’oeil (« Averty, c’est moi », « Gavotte à Gaveau », « Nos Smokings »). La formule en trio avec Pedersen et Humair, qui a traversé le temps, est sans doute l’une des meilleures pour apprécier l’écriture originale et subtile de Solal.

Martial Solal - Niels Henning Ørsted-Pedersen - Daniel Humair
Suite for Trio
(MPS 15 497, 1978)

Solal reste fidèle à Daniel Humair, son double, côté technique et invention, mais accueille la coqueluche de la contrebasse NHOP, le partenaire d’Oscar Peterson. Cette Suite for Trio est le troisième album de Solal pour le label MPS, après le solo Nothing but Piano et le duo Movability avec NHOP. Comme à l’habitude, une face est dédiée à des compositions originales (« Coming Yesterday », « No Delay » et « Suite for Trio » à l’architecture élaborée) et l’autre à des classiques, dans une relecture originale : « ’S Wonderful » de Gershwin, « Cherokee » cher à Parker et « Here’s That Rainy Day » souvent repris par Bill Evans. Une autre alchimie avec une contrebasse très mélodique.
Karl Lippegaus, qui signe les notes de pochette, conclut : « There are other pianists who have a fast technique but none of them can match him ».

Dans la foulée de ces LP, d’autres rencontres allaient se concrétiser. Des musiciens américains comme Lee Konitz, Jimmy Raney, Johnny Griffin, John Scofield, Dave Liebman ou Dave Douglas. Des Européens comme Joachim Kühn, Stéphane Grappelli, Michel Portal, Didier Lockwood ou Toots Thielemans. Une discographie impressionnante.