Tribune

McCoy Tyner, l’empreinte d’un géant

Avec la disparition du pianiste, c’est une grande page de l’histoire du jazz qui se tourne.


McCoy Tyner / NJP 1990 © Jacky Joannès

Au mois de juin 1960, un jeune pianiste de 21 ans fait son apparition aux côtés de John Coltrane. Doté d’un jeu capable de répondre par sa force aux assauts fulgurants du saxophoniste qui s’apprête à entrer dans la légende du jazz, celui qui apparaît encore comme un « gamin » est habité d’une force mélodique traduisant l’idée chez lui selon laquelle la vie et la musique n’étaient « qu’une seule et même chose ». Et par sa démarche personnelle chargée de spiritualité, il va rejoindre naturellement le chemin de son leader lui-même en quête d’absolu.

Natif de Philadelphie, McCoy Tyner entre alors dans une histoire musicale qui s’avérera sans précédent. Quand on y songe, on écarquille les yeux à l’idée que sa collaboration avec John Coltrane aura marqué tout son parcours d’une empreinte indélébile, malgré sa brièveté à l’échelle d’une vie. Un peu plus de cinq ans, jusqu’à la fin de l’année 1965, lorsque le quartet classique – dont les autres membres étaient Jimmy Garrison et Elvin Jones – implosera dans le tourbillon de la recherche éperdue d’un cri universel par celui qui abordait la dernière ligne droite de son propre chemin. Cinq années d’une créativité inégalée, jalonnées par une multitude de concerts et une somme discographique dont les joyaux ont pour nom : My Favorite Things, Olé, Live at the Village Vanguard, Impressions, Crescent, A Love Supreme, Ascension, Sunship ou Meditations. C’est là seulement un aperçu, mais qui est à lui seul un pan entier de l’histoire du jazz.

McCoy Tyner / Jazz à Vienne 2012 © Christophe Charpenel

Au cours de ces années éperdues, McCoy Tyner n’omettra pas de voler de ses propres ailes, de manière assez discrète cependant, enregistrant sur le même label que son leader, Impulse ! On retiendra Inception, Today And Tomorrow et Plays Ellington. On peut observer que ses compagnons coltraniens ne sont jamais loin…

On peut ainsi les retrouver aux côtés d’un certain Wayne Shorter, digne héritier de Coltrane (Juju en 1964). Viendra ensuite la période Blue Note et une poignée d’albums qui voient le pianiste s’affirmer (The Real McCoy au titre évocateur) sans pour autant tourner la page d’un héritage qu’il assumera jusqu’au bout. Les années 70 prendront une coloration différente – même si les hommages à son mentor restent d’actualité, ne serait-ce qu’à travers un témoignage en solo, Echoes of a Friend. Inspirations en provenance de l’Afrique (avec le succès commercial de Sahara) et des autres continents, des formations élargies, la présence des voix mais toujours dans une veine spirituelle. La discographie devient abondante, on se souviendra notamment de Enlightenment, Sama Layuca ou Inner Voices. Là encore, c’est un petit échantillon seulement d’une musique de la profusion.

McCoy Tyner était une force de la nature, un pianiste organique par excellence

Plus tard, le jazz de McCoy Tyner prendra une tournure plus classique dans des formules variables jusqu’au big band, mais chargée de la même force intérieure. De grands noms viendront adjoindre leurs talents, comme Michael Brecker ou Joe Lovano. Au-dessus d’eux, toujours, l’ombre bienveillante et tutélaire de John Coltrane.

On lit parfois que McCoy Tyner aura eu durant toute sa vie une dette à l’égard du saxophoniste. C’est vrai, nul ne le contestera. Mais peut-être est-il insuffisant de présenter les choses ainsi. Car le génie du pianiste n’a-t-il pas permis aussi au quartet d’exister sous la forme qu’on connaît ? On sait que le saxophoniste avait demandé d’emblée à ce si jeune musicien de laisser parler ce qu’il avait en lui. Coltrane avait compris sa puissance lyrique. McCoy Tyner était une force de la nature, un pianiste organique par excellence. De ce fait, il aura été le pendant dont le saxophoniste avait besoin, au même titre que le surpuissant et polyphonique Elvin Jones. McCoy Tyner, doté d’une force incroyable qui lui a permis de faire ressortir un chant en permanence, donnant l’impression que chacune de ses notes était choisie dans le déferlement qui l’entourait, sans qu’il soit jamais submergé. McCoy Tyner, véritable créateur d’un univers sonore et d’un son de piano aussi bien harmonique que rythmique.

Avec sa disparition, c’est encore un géant qui s’en va. Dès l’annonce de sa mort, on écrivait du côté du label Blue Note : « Nous avons perdu un titan ». On ne saurait dire aussi bien en quelques mots. L’une des plus belles pages de l’histoire du jazz vient de se tourner. So long Mr Tyner, votre musique n’a pas fini de chanter en nos cœurs et en nos âmes.