Portrait

Mona Matbou Riahi, que la liberté vienne

Portrait d’une clarinettiste européenne qui perce.


Mona Matbou Riahi (D.R.)

Née à Téhéran au tout début des années 90, la jeune clarinettiste Mona Matbou Riahi a quitté l’Iran pour Vienne. La capitale autrichienne, toujours au carrefour des cultures et des arts, a su faire une place à cette instrumentiste incroyable, passionnée d’électronique et à la palette d’émotions particulièrement profonde. Écouter cette musicienne, c’est la certitude de voyager longtemps et loin, fort de nombreuses images qui l’ont déjà appelée à composer pour le cinéma, en l’occurrence pour Orthodontics de l’Iranien Mohammadreza Mayghani, présenté à Cannes en 2021. Portrait sonore d’une artiste qui fait incontestablement partie des voix européennes qui comptent déjà et compteront dans les années à venir.

Même si c’est dans le Trickster Orchestra, sur le label ECM, que le nom de Mona Matbou Riahi (MMR) nous est apparu ici pour la première fois, à l’aise dans la musique de la chanteuse berlinoise Cymin Samawatie, la carrière de la clarinettiste avait déjà connu de nombreux faits marquants. C’est ainsi qu’on la retrouve avec le musicien électronique viennois Paul Walter sur Multikultier, ainsi que sur quelques morceaux de l’album plus pop de la chanteuse autrichienne Mira Lu Kovács avec déjà une certitude : la clarinettiste, à l’aise dans la musique de l’antichambre du monde de Samawatie, entre rites soufis et musique contemporaine, se plaît dans de nombreux climats, notamment électroniques.

Mona Matbou Rihahi © Jean-Michel Thiriet

C’est sans doute dans cette démarche qu’elle présente en 2022 /KRY, en trio avec le bassiste Philipp Kienberger et le batteur Alexander Yannilos. Sans doute l’un des premiers jalons de sa jeune carrière. On ne s’y est d’ailleurs pas trompé en Autriche, où le trio a été nommé dans la sélection New Austria Sound Of Music (NASOM) pour la saison prochaine. Une certitude lorsqu’on écoute « Talking », l’un des sommets de l’album.

La Musique de /KRY est urgente, pleine de liberté et percluse d’effets électroniques. Archétype de la nouvelle scène viennoise, le trio tape fort, à l’image du musculeux « #1 » où la clarinette parfois joliment fardée s’immisce dans une base rythmique puissante ; on pense parfois sur l’intense « #3 » aux expériences hongroises des Musiques à Ouïr, notamment du fait de la lourdeur de la basse, mais une chose est sûre : l’orchestre est bâti pour faire danser et bouger sans rien perdre d’une maîtrise et d’une langueur poétique qui étreint MMR. En témoigne « Lovebird » où la clarinette divague sur un flot de cymbales et de cloches, l’électronique ne servant ici qu’à prolonger l’écho et le bourdonnement lointain. Un besoin onirique qui nourrit aussi son premier solo.

Playground est un choc. Dès « The Donkey », qui ouvre le solo, on est ébahi par la technique de la clarinettiste, et sa façon toute personnelle de s’en départir. MMR joue avec une nécessité et une facilité enfantine. Elle évoque un âne ? Sa clarinette brait. Puis avec « Golbol », presque sans transition, elle nous mène au marais : l’électronique zonzonne pendant que la clarinette prend des tonalités aqueuses. Là encore, l’imaginaire de Riahi est puissant, et toute sa culture classique et contemporaine, entre deux écoles, perse et européenne, élargit l’éventail et permet toutes les fantaisies.

Ainsi « Re Find » est une gourmandise électronique diaboliquement nourrie par les nuits sur les rives du Danube, où la clarinette semble prise dans les boucles d’une machine qui traverse la ville et les freins des tramways… Plus loin, avec « Escapology », elle fait siffler son anche pour créer une rythmique intense, pleine d’écho, qui nous attire comme un vortex, avant de jouer une seconde ligne des plus complexes. On ne sera pas surpris que, devant une telle maturité, des musiciens comme Anthony Braxton (Sonic Genome à Berlin en 2020), Anja Lechner et François Couturier ou encore Nick Dunston aient déjà collaboré avec elle, tout comme le légendaire réalisateur Abbas Kiarostami avec qui elle a travaillé pour 24 Frames, un film contemplatif entre cinéma et photographie.

De Kiarostami à Mayghani, Mona Matbou Riahi n’a jamais tiré un trait sur l’Iran ni sur le Moyen-Orient. Si elle jouait Mozart à Téhéran avant de quitter son pays et de s’installer en Autriche, son jeu se nourrit du son perse. En 2016, elle enregistre d’ailleurs son premier album pour ECM en duo avec la guitariste Golfam Khayam, l’un des fleurons de la musique iranienne, qui travaille désormais avec l’orchestre de Radio France, entre autre aventures internationales. Narrante semble parfois bien sage au regard de /Kry, mais c’est indéniablement une pièce importante du puzzle kaléidoscopique que représente la jeune carrière de MMR. C’est le disque qui exalte sans doute toutes ses qualités chambristes, déjà aperçues dans le Trickster Orchestra. « Sosphiro » par exemple est une douceur rare, la clarinette venant se lover dans la chaleur des cordes. La capacité de Riahi à habiter n’importe quel climat est inébranlable.

Témoin également sa collaboration avec le contrebassiste autrichien Lukas Kranzelbinder. En 2020, MMR et ce passionné de musique africaine dont nous vous parlons depuis 2018 ont enregistré un remarquable On Boit Lumumba avec Mario Rom à la trompette et l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila qui habite ses textes. La relation entre Riahi et Kranzelbinder est gage d’une grande liberté ; la clarinette s’harmonise à merveille avec la voix éraillée de Mujila. Elle s’empare de la poésie pour lui donner davantage de liberté. La liberté, voici ce qui caractérise le mieux la musique de Mona Matbou Riahi qui trouve ici une forme de plénitude. La collaboration avec Kranzelbinder n’en est qu’à ses prémices : cet été encore, le contrebassiste et la clarinettiste ont joué ensemble avec la batteuse d’origine coréenne Sun-Mi Hong à Bolzano, en Autriche. Kranzelbinder et Riahi ont par ailleurs enregistré une pièce intitulée Solo Together, un hymne à la liberté totale, entre électronique, samples et traversées oniriques, qu’il nous tarde d’entendre. On n’a pas fini de parler de cette grande instrumentiste.