Scènes

Jazztopad fait salon

Jazztopad se déroule au cours des deux derniers week-ends de novembre.


Jazztopad/Autumn Jazz (JTP) se déroule au cours des deux derniers week-ends de novembre et est organisé par le National Forum of Music (NFM) de Wrocław, programmé par son directeur artistique, Piotr Turkiewicz.
Ce format présente d’autres exigences et d’autres dynamiques que des festivals davantage concentrés dans le temps. Dans ce dernier cas, l’intensité peut être plus forte. Mais un scénario à la Jazztopad offre le loisir de digérer, de s’orienter, de faire des choix et de se recentrer.

À première vue, JTP semble programmer à la fois des musiciens connus et des figures montantes en marge du circuit. Mais un festival ne se réduit pas à une liste de noms. Il possède sa propre dramaturgie, induit une atmosphère créative spécifique à un public dévoué ou potentiel. Il s’inscrit dans un contexte actuel ainsi que dans sa propre histoire, ses traditions et ses formats éprouvés.

Jam session au Mleczarnia Club © Henning Bolte

Jazztopad est encore jeune. Lancé il y a 20 ans, il s’est forgé une solide réputation, faite de commandes remarquables et de lignes de force notables qui maintiennent le flux musical.

Le festival présente des concerts dans trois types de lieu : des théâtres de différentes tailles tels que les nouveaux locaux de NFM situés Place Wolnosci en face du vieil opéra, la cave du club Mleczarnia pour des concerts tard dans la nuit, et les domiciles de particuliers qui fonctionnent sur le modèle du salon littéraire. Un groupe maison fait le lien entre ces différents environnements. Depuis plusieurs années, il s’agit du trio SUN DOGS composé de Matteusz Rybicky (cl, sax), Zbigniew Kozera (b) et Samuel Hall (dr), un groupe stupéfiant qui ne se laisse pas abattre et qui fait preuve de persévérance et de créativité. Il y a quelques années, le rôle du club a été valorisé par la présentation de plusieurs groupes dans le cadre de la programmation officielle du festival. Cette année, c’est le cas encore avec le trio /KRY de Vienne et le concert en solo de la guitariste américaine Ava Mendoza.

Cette dernière décennie, Jazztopad s’est illustré de plusieurs façons. Tout d’abord, le festival a programmé des musiques fascinantes venues de République de Corée, du Japon ou d’Australie et jouées par des musiciens hautement inspirés. Jazztopad est l’un des premiers festivals européens à s’être lancé dans une programmation aussi singulière. Deuxièmement, les commandes du festival sont toujours d’une impeccable qualité. Toutes sont de haute volée et respectent la norme érigée. Les faire jouer par le Lutosławski String Quartet reste étonnant. Troisièmement, cette manifestation permet d’entendre des musiciens de renommée internationale dans de multiples situations (théâtre, club, résidences privées…). Tous les concerts sont vraiment estampillés Jazztopad et ce caractère frappe les mémoires. Enfin, un aspect important de Jazztopad est la qualité de son organisation, toujours très attentionnée.

Le second week-end est l’occasion d’écouter le pianiste Craig Taborn (en solo et se produisant avec le Lutosławski String Quartet pour la première d’une œuvre de commande) au Red Hall, /KRY et Ava Mendoza en club comme on l’a dit plus haut, Melting Pot dans l’immense hall d’entrée de l’immeuble NFM, le trio Jakob Bro/Arve Henriksen/Marilyn Mazur et, enfin, le saxophoniste Charles Lloyd avec son trio composé du pianiste Gerald Clayton et du guitariste Marvin Sewell qui sera rejoint par Jakob Bro en tant qu’invité.

Camila Nebbia © Henning Bolte

Melting Pot est un projet récurrent et transnational qui repose sur une coopération entre Jazzfest Berlin, Handelsbeurs Concert Hall Ghent, Nasjonal Jazzscene Oslo, Jazzfestival Saalfelden et Jazztopad Wrocław. Chaque année, ces partenaires s’accordent sur le choix d’un jeune musicien prometteur qui ira rejoindre le MP-ensemble. Ce groupe se produit dans chacun des festivals qui participent au projet. Cette année, il rassemble la saxophoniste Camila Nebbia (Berlin), la clarinettiste Mona Matbou Riahi (Saalfelden), la violoniste Tuva Halse, la bassiste Louise van den Heuvel (Gand) et le batteur Hubert Zemler (Wrocław). Cet dispositif nécessite un gros travail de collaboration. Le projet de cette année a démontré un esprit solidaire et une affinité créative qui, à Wrocław notamment, a donné lieu à un soutien mutuel passionnant et à des résultats très séduisants et stimulants. Deux musiciennes se sont particulièrement distinguées : l’Iranienne Mona Matbou Riahi et l’Argentine Camila Nebbia qui se sont mises complètement au service de la formation et ont exploité au mieux leurs talents musicaux.

Mona Matbou Riahi © Henning Bolte

Riahi, qui vit aujourd’hui à Vienne, est une musicienne remarquablement énergique et toujours joyeusement provocatrice. Elle s’est produite également avec les Viennois de /KRY, un groupe avec lequel elle a des atomes crochus et qui comprend Philipp Kienberger à la guitare basse et Alexander Yannilos à la batterie. Ensemble, ils ont sculpté de riches formes musicales qui ont bénéficié de la polyvalence d’Alexander Yannilos et de l’intransigeance de Kienberger. Cela a pris la forme d’un happening vivant et féroce : un univers indomptable oscillant entre un pogo rebelle et sauvage d’un côté et la mélancolie et la complainte de l’autre, passant du super-trépidant et bruyant au fragile. Leur musique ne se réduit pas à ces contrastes ; elle repose également sur un état intérieur. Elles s’élancent ensemble avant de se retrouver dans les méandres. Une énergie impétueuse de trentenaires s’est déversée, poussant le public à réclamer un rappel.

Ava Mendoza © Henning Bolte

La guitariste Ava Mendoza, qui est un peu plus âgée que les membres de /Kry, s’est montrée tout aussi viscérale et énergique dans son concert en solo, avec son attaque incisive et son travail de reconfiguration du blues. Howlin’ Wolf s’était déclaré peu satisfait de son album électrique sorti en 1969. Il aurait certainement apprécié la manière dont Mendoza replace le blues dans son contexte en posant avec maestria des couches d’échos électroniques et de distorsion – le scintillement de la guitare de Johnny Winter est non seulement mis en valeur, mais aussi orchestré de manière très pointue avec des débordements massifs et en même temps une clarté et une force admirables – pour une performance aussi expressive qu’impressionnante. Mendoza a réchauffé les âmes dans le froid de Wrocław. À chaque seconde, sans aucune complaisance et avec une grande concentration, le travail de cette artiste mature marque les esprits.

L’aspect le plus original de Jazztopad est bien la série de concerts chez l’habitant. L’idée est peut-être née ailleurs mais aucun festival ne le fait avec une telle constance. Les habitants de Wrocław ne se font pas prier pour postuler et faire partie du festival en proposant une version moderne des salons littéraires d’autrefois. Les concerts, qui se déroulent en fin de matinée ou début d’après-midi, affichent souvent complet. Cette année, la particularité réside dans le fait qu’une grande variété de formations a joué le même type de pièce musicale à plusieurs reprises pour mieux l’explorer, l’affiner et la transformer.

Concert au salon

Retour à la salle de concert du NFM pour entendre Jakob Bro avec le trompettiste Arve Henriksen et la percussionniste Marilyn Mazur ainsi que le nouveau trio du légendaire Charles Lloyd avec Bro comme invité – offrant un contraste saisissant, marqué par une différence d’atmosphère suite aux concerts en club, aux improvisations libres des concerts chez l’habitant et aux sessions nocturnes. Oui, mais les contrastes sont le piment nécessaire à tout festival. Ici, il s’agissait d’une expressivité qui se manifeste dans une démarche flottante plus posée.

Bro, Henriksen et Mazur ont beaucoup à offrir. Cette fois-ci, ils font un voyage tout en douceur et en beauté, en harmonie avec l’arrivée précoce du froid hivernal et les lumières scintillantes dans l’obscurité du début de soirée. Comme à son habitude, Henriksen utilise les trompettes, la voix et l’électronique pour créer ses propres paysages mélodiques purificateurs ; les nappes de guitares translucides de Bro flottent dans l’éther en crépitant subtilement, et Mazur, en interaction circulaire, lance ses éclats de cloches, ses vibrations de gongs et ses murmures de grosse caisse. L’espace d’un instant, Henriksen aborde des côtés plus sombres et sauvages en entamant un chant guttural tandis que Bro extirpe des sons plus durs, qui se dissipent bientôt. Les flammes s’éteignent peu à peu et laissent place à des paysages apaisés.

Matylda Gerber, Samuel Hall, Matteusz Rybicky - Mleczarnia Club © Henning Bolte

Jazztopad a une longue histoire commune avec le légendaire Charles Lloyd ; cette année, ce bouquet final est l’occasion de célébrer son 86e anniversaire. Il monte sur scène à la tête de son nouvel Ocean Trio composé du pianiste Gerald Clayton et du guitariste Marvin Sewell. Le côté intime du groupe est renforcé par leur invité, le guitariste Jakob Bro. Lloyd commence par un morceau très lent qui émerge de manière substantielle et donne une tonalité d’intériorité pure et chaleureuse. Sa vibration se marie parfaitement avec l’approche translucide et discrète de Bro. Il apparaît rapidement que Lloyd a laissé à ce dernier tout l’espace nécessaire pour faire briller la musique à travers sa propre lumière – un geste admirable d’amitié et de générosité.

Si cette approche fonctionne sur certains morceaux, c’est moins le cas lorsque les compositions puisent dans le gospel. Sewell, qui a un forte affinité pour ce langage musical, parvient à compenser le déficit. Avec Bro, ils occupent à tour de rôle le devant de la scène. Mais en dépit de cette alternance et de quelques brefs coups d’éclat, le concert garde son caractère feutré. On aurait apprécié d’entendre une plus grande ardeur intérieure brûler sous la musique.