Tribune

NYX ou les ferments d’une création musicale post Covid

Un récent projet du trio NYX (Sophie Agnel, Isabelle Duthoit, Angelica Castellò), outre son intérêt musical, fait réfléchir à des évolutions perceptibles pendant la crise du Covid.


NYX aux Instants Chavirés

Chacun peut observer comment les musiciens et les acteurs associés font face à cette situation nouvelle. Ici, il s’agit juste de reporter certaines initiatives observables, en particulier à partir de ce révélateur qu’est Facebook. Le temps de l’analyse viendra plus tard.

Les albums numériques, par exemple, sont aujourd’hui les vecteurs les plus sûrs et les plus rapides pour connaître les productions. C’est dramatique pour les disquaires qui peinaient déjà à faire face à la concurrence des grandes surfaces et au déclin des CDs, et qui parfois avaient choisi de privilégier un support pour collectionneurs, le vinyle, avec comme plus-value naturelle le conseil, les revues, les ouvrages, les photos. Il y a bien la possibilité de l’achat en ligne de ces supports physiques avec une livraison par voie postale, mais cette dernière est incertaine.

Aujourd’hui, c’est donc la crise.

Pour les labels aussi, comment réaliser et diffuser ces précieuses galettes avec leur belle couverture, leur livret, les photos, sans perspectives de ventes ?
Pour les chroniqueurs, l’adaptation est nécessaire : parler des versions numériques est la seule voie qui permette le passage à l’acte d’achat.
Pour les musiciens, déjà privés de concerts, c’est aussi le seul chemin disponible. Pas sûr que les albums non achetés aujourd’hui le seront après la crise.
Et les organisateurs de concerts ? Tout un travail amont de préparation est jeté à la benne.

Il est donc urgent de réagir.

Certains labels, parmi ceux qui ne juraient que sur le vinyle, voire le CD, ont ouvert boutique sur Bandcamp. Ce qui a permis à des amateurs de découvrir leur catalogue.

Michel Dorbon, patron du label Rogue Art, met en libre écoute pendant trois jours l’un de ses albums avant de passer au suivant.

L’une des salles de la périphérie de Paris, Le Comptoir, donne rendez-vous chaque jour à 19h. Elle vous fait découvrir un artiste, avec une interview d’abord avec Sophie Gastine-Fischer puis une vidéo ou en audio en live sur la page facebook « Le Comptoir »

Anne Montaron, de son côté, rediffuse chaque jour, encore sur Facebook, l’un des concerts enregistrés pour l’émission « À l’improviste » de France Musique, et là, les archives sont considérables.

Certains musiciens, tels Fred Marty, David Prez et bien d’autres, donnent rendez-vous en ligne pour des solos. Sharif Sehnaoui, par exemple, propose chaque jour sur Facebook un moment d’improvisation sur guitare acoustique. De telles initiatives fleurissent à propos de solos, parfois de duos comme Schwab-Soro.

Cette crise est un accélérateur de mutations déjà à l’œuvre depuis des années.

À noter une démarche originale du groupe NYX, qui réunit Sophie Agnel (p), Isabelle Duthoit (voix, cl) et Angélica Castelló (electro, fl). Une trio féminin de haut vol. On trouvera en bas de page les liens vers leur concert « À l’improviste » et une chronique de leur passage aux Instants Chavirés. Elles proposent une musique à distance, fondée sur un ouvrage de Laure Belhassen, « Femmes Animales ».
L’idée est simple : elles choisissent l’un des portraits de femmes et jouent en même temps chaque jour à 15h. Elles improvisent simultanément et enregistrent leur musique sur leur téléphone portable. Elles ne savent donc pas ce que les autres font. Elles envoient ensuite leur musique à Angélica Castelló qui mixe, fait un minimum de traitement sonore et diffuse. Les thèmes ? Le colibri, la vache, la morue, la gazelle, la guêpe, l’ânesse, la renarde, l’oie blanche, la belette, la sirène, la fauvette grisette, la veuve noire, la lionne, la chouette. Something else ? aurait dit Mingus.

Naturellement, on retrouve les conditions de la musique derrière le rideau (c’est la définition, je crois, de la musique acousmatique), mais on perd ce que nous apporte la scène : l’origine des sons, bien complexe en musique improvisée ; les interactions, chacune jouant seule ; la « dramaturgie » : l’intériorisation du chant d’Isabelle Duthoit, la vigie de Sophie Agnel, cette énorme flûte à bec rouge (la flûte Paetzold) et les cheveux bleus d’Angélica Castelló ; les réactions mêmes du public, l’ambiance. On perd aussi la durée, l’évolution ample de la musique tout un set durant : quatre minutes environ au lieu de quarante cinq minutes !
Restent les sons, tout comme pour les albums, sauf que pour les albums il y a interactions entre les artistes.
Alors un intérêt moindre ? Je dirais plutôt un intérêt différent. La conjonction de ces trois talents produit une musique aux jaillissements multiples. On peut se focaliser sur l’une des artistes et être bien vite happé par les deux autres. Ici, même si c’est loin d’être une musique évocatrice, il y a une empreinte du choix de la femme-animal sur la musique produite. Mais guère plus. On en revient aux sons et aux ensorcellements qu’ils provoquent.
Je suggère l’écoute de l’une des dernières pièces en date (au moment où ces lignes sont écrites), la lionne.

Aucune des initiatives évoquées n’est spécifique à la crise actuelle, y compris celle de NYX. Cette crise est plutôt un accélérateur de mutations déjà à l’œuvre depuis des années. Mais la peur du rassemblement dans une salle peut durer davantage que le confinement : de quoi mettre en déséquilibre le modèle financier des lieux et des musiciens. Depuis quelques années déjà, certaines salles enregistrent les concerts et les diffusent aux abonnés. Peut-être ce mouvement s’amplifiera-t-il.

La simplicité de l’achat et de l’écoute d’un album numérique va laisser des marques. Les disquaires et les labels devront continuer de se réinventer.
Probablement, de nouvelles formes de coopérations distantes apparaîtront, peut-être pas tout de suite. J’imagine très bien des coopérations transfrontalières, transcontinentales, pour des « zoom-concerts », des ingénieurs du sons locaux retravaillant chacun les matières sonores pour une exploitation commerciale ultérieure. Finies les logistiques à mettre en œuvre et les conditions d’écoute incertaines. D’ailleurs, ça doit déjà exister.

Notre imagination sera toujours en retard d’une innovation qu’on n’aura pas vu venir. Certaines pistes, aujourd’hui promises au développement, se perdront dans les sables. Cette crise est donc l’occasion d’affûter notre regard sur le foisonnement des initiatives en cours.
Les oreilles ne suffisent plus.