Chronique

Sabu Toyozumi

Chasing the Sun

Rick Countryman (as), Sabu Toyozumi (dm, erhu), Simon Tan (b)

Label / Distribution : Autoproduction

Un bel album qui nous est présenté dans un ordre différent de celui du concert au Tago Jazz Cafe de Manille en décembre 2018. « Chasing the Sun », première pièce de l’album, n’est que la première partie du second set (y aura-t-il un autre album de cette soirée ?) ; « No Social Relevance » est la deuxième moitié de la première pièce du premier set et vient clôturer l’album. Enfin, les deux parties de « Impermanence » sont extraites de la seconde pièce du premier set.
Vous avez tout suivi ?
Ces deux parties de « Impermanence » sont en rupture avec le reste de l’album. Ici, Sabu Toyozumi joue de l’erhu, instrument traditionnel à deux cordes frottées par un archet, qui est tenu droit. Ce n’est pas une première, mais ici s’opère une sorte de jeu mimétique. Rick Countryman, par courtoisie ou par respect, par goût du défi probablement aussi, accompagne cet étrange instrument, soit par des segments mélodiques, soit par des matériaux sonores peu communs chez lui, qu’il extrait de son sax alto, conduisant à des couleurs finalement proches des musiques improvisées, mâtinées de free il est vrai. Les effets sont saisissants, d’autant qu’en retour, Sabu Toyozumi sort de son erhu des sons tout à fait inhabituels et vient rejoindre, accompagner, provoquer l’alto. Dans cette danse particulière, Simon Tan à la basse profite de la proximité entre instruments à cordes pour s’y plonger à son tour. On y perd ses repères. Une double plage qui mérite qu’on oublie nos codes et qu’on accepte cette « sortie de jeu » (playground exit) pour profiter des plaisirs de multiples écoutes.

On pourrait croire que le reste de l’album est plus conforme à notre culture, et c’est en partie vrai. On y retrouve la ferveur et le lyrisme du free, l’intensité et la séduction aussi, mais à un niveau inhabituel.

Dans « Chasing the Sun », le thème au sax est assez succinct, deux fois trois notes. Un thème revenant en boucle pour un jeu à la sensibilité croissante. Il y revient encore et encore pour en extraire tout le suc, pour déployer un expressionnisme passant de la mélancolie à l’exacerbation lyrique. Au début, le discours au sax est plutôt lent. En revanche, le jeu aux balais puis aux baguettes de Sabu Toyozumi est déjà très présent, dense, inventif, ignorant toute répétition. Il bifurque constamment tant il a de choses à nous dire. Il est accompagné dans cette transe en formation par un Simon Tan visiblement ravi de donner tout ce qu’il a. Puis Sabu est laissé seul, maître d’un jeu dont il connaît tous les secrets. Il libère alors une sorte de maelström à la fois contenu et complexe. Il refuse de saturer l’espace : il le structure. Il est ensuite rejoint par Rick Countryman et Simon Tan pour un free final hors normes. À inscrire dans les annales.

Dans « No Social Relevance », c’est plutôt Rick Countryman qui détermine la trajectoire de la pièce. Elle débute par ce qui semble être la suite d’un solo de sax, une introspection tortueuse aux circonvolutions lentes, aux sonorités qui dérapent, qui déraillent, avec une prédilection pour l’aigu. Les jeux de Sabu Toyozumi et de Simon Tan se veulent relativement discrets et complémentaires du discours du sax, laissant une large place à l’expressionnisme de Rick Countryman. Naturellement, les choses n’en restent pas là. À l’intensité croissante du jeu de Sabu Toyozumi, à ses registres multiples, répond un discours de plus en plus pressant, volubile du sax alto, une longue coulée expressive, lyrique. Puis le sax se tait, laissant place à une batterie qui ensorcelle l’espace.
Le talent des trois musiciens explose ici. Le vieux sage donne un nouvel élan, voire dynamise le discours pourtant déjà vif et inventif de Rick Countryman, et semble donner des ailes nouvelles à la contrebasse de Simon Tan.
Une belle réussite fusionnelle.

par Guy Sitruk // Publié le 6 octobre 2019
P.-S. :

On trouvera sur Discog sa discographie complète. Elle révèle ses liens essentiels avec Sabu Toyozumi et Christian Bucher, autre grand drummer du free.

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