Chronique

David S. Ware New Quartet

Théâtre Garonne 2008

David S. Ware (ts), Joe Morris (g), William Parker (b), Warren Smith (dm)

Label / Distribution : AUM Fidelity/Orkhêstra

L’album Garonne enregistré en 2008 est déjà encensé aux USA alors qu’il vient d’y paraître. Outre qu’il s’agit là d’une œuvre passionnante, le regret est fort d’avoir vu disparaître en 2012 cette figure de premier plan du free d’alors qui puisait assez largement dans tout l’héritage de la culture noire. On espérait tellement qu’il arriverait à surmonter sa maladie, qu’en s’économisant il en serait plus fort, plus résistant. Sa disparition avait été vécue comme un choc, une injustice, une de plus qui fauchait impitoyablement les talents du jazz.

Son discours est immédiatement reconnaissable, qu’il s’agisse de sa sonorité, de son vibrato, du jaillissement continu de sa musique, de l’intégration réussie de différentes facettes de la Great Black Music. On lui doit de bien superbes albums, contenant souvent de vrais « tubes » du free. Ses figures tutélaires ? Sonny Rollins, au discours tout aussi généreux que le sien, et Albert Ayler dont la fraîcheur, le sens mélodique, la liberté, le son, lui sont totalement familiers.
Après avoir quitté la formation de Cecil Taylor, il a fondé son propre groupe. Il s’est longtemps entouré d’une formation comprenant deux figures stables de premier plan, Matthew Shipp au piano et William Parker à la basse.

Dans Garonne pourtant, David S. Ware bifurque. Toujours William Parker à la basse, mais plus de piano. Une guitare est invitée, celle de Joe Morris. Ce dernier, très flexible, joue aussi bien le second soliste, crânement, longuement, que l’accompagnateur tressant les meilleures notes autour du discours du maestro. À la batterie, on trouve Warren Smith et son jeu faisant penser à un éboulement rocheux incontrôlable, mais qui impulse furieusement les chants du saxophoniste.

L’album s’ouvre et se referme sur « Samsara », un thème fait d’un segment répété inlassablement sur différents tons. Sitôt qu’il est exposé, David S. Ware décolle pour un solo de plus de six minutes, une prise de parole qui semble aller de soi tant l’inspiration déborde. Et quant sa voix se tait, c’est celle du guitariste qui s’exprime, quatre minutes durant, avec un discours acidulé n’hésitant pas à faire quelques allers-retours vers le thème. William Parker à son tour prend le relais, avec en arrière-plan des saupoudrages de paillettes à la batterie. Le bassiste fait lui aussi quelques détours vers le thème, la guitare lui rendant visite temporairement, puis c’est au tour de Warren Smith, seul. Il trouve le moyen d’évoquer le thème sur le métal, les peaux, avant le retour de tout le groupe autour de ce Samsara qui force la mémoire.
Sur la même scansion, avec le même caractère répétitif, le 2e Samsara se présente. Après tout Samsara est un éternel recommencement. Puis, le thème exposé, David S. Ware part tout seul, avec des soupçons de thème qui viennent voleter de temps à autre. Des cliquetis de baguettes pour nous informer de la fin du long solo puis Joe Morris revient exposer le premier Samsara et s’en servir comme tremplin pour un discours nerveux, tout de zigs et de zags, pétaradant. Il permet à Warren Smith de prendre en parallèle un solo débridé qui ne dit pas son nom, William Parker assurant les fondations. Retour du groupe pour achever de nous vriller le thème dans le cerveau.
« Durga », inaccessible selon le Panthéon hindouiste, est ici un thème comme balbutiant, esquissé, refusant presque de naître. David S. Ware lui tourne autour, et lorsqu’il le joue vraiment, c’est pour passer le relais à Joe Morris. Un long solo aux notes sans écho, crépitantes comme des graviers sur un pare-brise. Encore une fois, Warren Smith nous livre un véritable solo de batterie en parallèle, tout de rocailles et de chausse-trapes. Quand le sax revient après un bref rappel du thème, il dérape, il torture les sons, les phrases, il mélange segments hachés, tourbillons, plaintes et cris suraigus. La batterie se déchaîne derrière lui et la guitare sème ses paillettes métalliques. Suit ensuite un dialogue basse-sax à haute intensité. Le thème, égrené à guitare, est prétexte à de nouvelles envolées au sax, encore plus exacerbées, une forme de totale libération du trop-plein d’énergie, d’absolue nécessité de tout dire, de tout offrir.
Le seul thème dont le titre ne fasse pas référence à la spiritualité hindoue, « Réflexion », est l’occasion d’un double solo du sax, insérant un solo de guitare comme une respiration. Il s’agit peut-être là du moment le plus expressif de David S. Ware. Peu d’accompagnement de son équipe, comme s’il fallait juste laisser le leader parler. Il y use de sa palette de riches sonorités pour lâcher les amarres de sa sensibilité, nous emporter dans des séquences plus lyriques. La granulation du son est un vecteur de sa sensibilité. Par deux fois, il se livre à des séquences aux sons multiples et au souffle continu, pour nous chavirer l’âme, pour nous vider de tout ressort.
Des roulements comme des vagues venant brosser les flancs d’un bateau. Une basse volontaire, décidée à arpenter le monde, c’est ainsi que débute, longuement, « Namah », qui est un mantra dans la tradition hindouiste. Et le thème y fait penser. Un même double motif est répété comme pour une mise en transe, avec des dérapages suraigus, des longs chants désespérés en souffle continu. Ces motifs sont omniprésents, au sax, à la guitare, au milieu des roulements percutants, des gros rochers qui dévalent.
Puis c’est de nouveau le thème auquel on ne pourra échapper, « Samsara », répété inlassablement afin de clore ce concert par une communion, afin de présenter les musiciens, d’offrir un dernier solo de bonheur au sax et pour finir par un « merci beaucoup » en français.
Juste avant le concert, il avait eu l’occasion de s’exprimer sur sa musique. Voici un extrait de cette interview :
Une des choses que nous faisons est d’étendre les mesures de la musique, et même plus, nous les éliminons.
On se débarrasse du rythme fixé une fois pour toutes. Nous étirons les rythmes et les harmonies.
(…) C’est tout simple : nous réorganisons, nous reconstruisons le morceau.
J’essaie d’atteindre un point culminant de ma conscience, de m’écarter des conventions de mon propre esprit.
J’essaie de me mettre dans un état où les idées coulent, sans effort.
(…) Au creux de la musique, au plus profond de la musique, je peux entendre des choses transcendantes. Je peux extirper l’essence de la matière musicale, l’expression de la beauté. C’est ce qui importe.
(…) L’art est une responsabilité envers les autres.

Je vous propose l’écoute de Reflection

.

Il est possible de goûter à d’autres pistes de cet album sur Bandcamp, et de l’acheter sur cette plateforme : c’est chaudement recommandé.

par Guy Sitruk // Publié le 1er mars 2020
P.-S. :

Début de la section pour les curieux, pour les insatiables gourmands de musique.
D’abord, le site de David Spencer Ware
Deux biographies sont disponibles, l’une sur Wikipedia et l’autre sur AllMusic
Sur le site du label, une présentation de l’album
Des chroniques de Garonne, en anglais malheureusement :
sur AllMusic
sur JazzMessengers
Sur JazzTimes
Tout un ensemble d’articles consacrés à David S. Ware sont disponibles sur Citizen Jazz.
Une interview en anglais sur le site de la fondation de David Lynch. Attention , il faut disposer d’Adobe Flash.
Enfin la petite interview évoquée précédemment, sous forme de vidéo donnant l’occasion de l’entendre, avec la traduction simultanée en français : Interview