Entretien

Nguyên Lê, d’Ultramarine à Overseas

Entretien avec le guitariste franco-vietnamien à l’occasion de la sortie d’Overseas, son dernier album.

Nguyên Lê © Michael Parque

Avec une discographie très riche, des univers ingénieusement bigarrés et une maîtrise instrumentale hors pair, Nguyên Lê est un guitariste dont la musique ne passe pas inaperçue. Entretien avec ce musicien heureusement prolixe en guise de tour du globe ou presque.

Votre discographie est particulièrement fournie. 16 albums en votre nom depuis Miracles en 1992 et un nombre incroyable d’albums collectifs, je pense par exemple à Ultramarine ou au trio avec Michel Benita et Peter Erskine. L’écriture est-elle une activité très régulière dans votre activité de musicien ?

Au début j’écrivais quand j’en avais envie. De plus en plus, ce sont des commandes. Reste que j’adore ça et qu’effectivement j’y passe beaucoup de temps. De plus, ça me permet de ne pas être seulement guitariste et d’envisager la musique au-delà du seul instrument. D’ailleurs je ne compose pas qu’avec la guitare et souvent mon écriture part d’un concept. D’autre part, je différencie les arrangements des compositions. Parmi tout ce que j’ai écrit et tout ce que je continue d’écrire, il y a beaucoup d’arrangements. Ce fut le cas par exemple avec la musique d’Hendrix comme avec la musique traditionnelle vietnamienne ou la pop. Je pars d’un matériau qui existe, de la musique que j’aime. Je la travaille jusqu’à me l’approprier. Ce n’est pas la même chose qu’un répertoire orignal, comme avec Streams par exemple, mais c’est une partie importante de mon écriture. Actuellement j’écris de nouveaux arrangements sur la musique de mes propres groupes, ce qui va donner un nouveau visage à de vieux morceaux : en décembre je dois faire des concerts de « Saiyuki & Friends » (qui vont nous faire passer d’un trio à un septet) et une résurrection de « Tales From Viêt-Nam » à Ho Chi Minh Ville, avec un nouveau line-up.

D’autre part, vous n’êtes pas associé à un style. On trouve dans votre discographie de très nombreuses influences stylistiques, le rock par exemple avec Celebrating Jimi Hendrix ou Dark Side of the Moon, mais surtout des mélanges culturels presque systématiques. Saiyuki par exemple était un trio avec Mieko Miyazaki, une joueuse de koto japonaise, et Prabhu Edouard, percussionniste franco-indien. Dans Maghreb and Friends, vous étiez en compagnie de musiciens d’horizons très variés. Est-ce que ce parti pris esthétique est aussi une manière d’envisager le monde ?

C’est sûr. Ça part de moi. Je suis né à Paris de parents vietnamiens et comme beaucoup d’enfants immigrés, adolescent je n’avais que peu à faire du lointain pays de mes parents. Ce qui m’intéressait, c’était d’être avec mes copains. Mon intérêt pour le Vietnam est venu après, notamment lorsque j’ai réalisé Miracles, mon premier album. Quand on fait un disque, on ne fait pas que s’exprimer. C’est plus que ça. C’est un discours unique et fort, quelque chose qui nous définit. Aussi, c’est assez logique que la question des racines soit arrivée à ce moment-là. Mais si ma démarche m’a d’abord conduit vers le Vietnam, elle m’a aussi amené vers d’autres horizons culturels.

© Laurent Poiget

En prospectant dans différents univers culturels et géographiques, j’imagine qu’on travaille autant de gammes et harmonies qu’il y a d’univers ?

Oui, tout à fait. Mais surtout il faut s’imprégner de ces univers. Ça demande d’écouter plein de musiques. Mais pas seulement. Il s’agit aussi de rencontrer des musiciens, de vivre l’expérience réelle d’un dialogue et d’une interaction culturelle et humaine. C’est une manière de prendre conscience de ce qui est possible, de ce qu’on peut faire et jusqu’où on peut aller. Un de mes leitmotivs a été très rapidement d’ethniciser la guitare électrique, de la faire sonner comme un instrument traditionnel, qu’il soit du Mali, d’Algérie, du Vietnam ou d’Inde.

Vous pouvez travailler dans des petits formats, comme sur Hà Nôi duo, ou en big band. L’écriture et le jeu sont-ils très différents selon les formats ?

Pas tant que ça. Quand j’écris, j’ai très souvent une approche orchestrale. Par exemple dans Songs of Freedom, toutes les parties du vibraphone et la voix sont complètement écrites et l’aspect orchestral est en fait là, sous-jacent. Pour passer du quintet à une forme plus grande, les arrangements sont finalement presque prêts. D’ailleurs Hà Nôi duo, qui est ma rencontre avec Ngo Hong Quang, sonne rarement comme un duo. C’est le plus souvent assez orchestral, grâce au re-recordings ou aux textures électroniques.

Un peu comme Homescape et les duos que vous avez constitués avec Dhafer Youssef et Paolo Fresu ?

Non, c’est différent. Car Homescape est très improvisé. On a fait de longues et multiples sessions d’improvisation qui ont été travaillées ensuite en post-production. On a beaucoup enregistré et dans un second temps, j’ai trié. Le travail de montage, d’arrangement et de mixage a révélé les chemins d’écriture qui sous-tendent chaque improvisation.

Vous intervenez dans de très nombreux albums. On imagine que ça demande beaucoup d’écoute et une capacité à jongler avec de nombreux projets. Par exemple Zapping de Furio di Castri est contemporain de Saiyuki et Dream Flight, trois projets qui semblent fort différents les uns des autres.

C’est mon métier que de pouvoir jongler avec différents projets. Et c’est bien car je conçois mon identité musicale comme ni fixe ni close. Elle se développe au contact des musiciens et amis avec qui je joue. Et ceci d’autant plus intensément que je m’investis dans tous les projets extérieurs comme s’ils étaient miens.

Quels sont les apports de l’informatique et l’électronique dans votre musique ?

J’adore ça depuis longtemps. J’ai d’ailleurs eu un ordinateur très tôt. Je suis toujours fasciné par la dimension informatique comme extension de soi. Tout ce que j’écris passe par l’ordinateur et là encore ça m’évite d’être seulement guitariste. Grâce à l’informatique je deviens un compositeur plus avancé, un instrumentiste multiple, un ingénieur du son. Mon instrument est électrique et dès le début je rêvais de créer des sons inouïs grâce à l’électronique.

© Pierre Vignacq

Ou loue fréquemment vos incroyables qualités guitaristiques. Mais n’est-ce pas restrictif que de vous associer à cet aspect ?

Je ne me pose pas la question de la technique. Je suis autodidacte et très rapidement j’ai acquis la même virtuosité que j’ai maintenant. Mais quand je joue, je ne me pose pas la question de la vitesse. Je joue vite si j’ai besoin d’exprimer l’énergie que me permet cette vitesse. En fait tout est question d’intention et d’intensité de ce qu’on doit exprimer. Une phrase instrumentale sera d’autant plus correctement exécutée si le discours que la sous-tend est clair, si le message est profond. J’aime dire à mes élèves que si on a raté telle phrase, c’est qu’on ne voulait pas assez la dire. Une phrase instrumentale est comme un jet de tir à l’arc !

Vous pouvez nous parler d’Overseas, votre dernier album ?

Il s’agit de la musique d’un spectacle créé et produit par le Musée des Confluences, à Lyon, où on trouve cinq musiciens et cinq danseurs et circassiens, et pour lequel j’ai fait appel à Tuan Lê qui dirige le nouveau cirque du Vietnam. Derrière ce projet et derrière ce titre, il y a la question de l’étranger et de la migration. On pourrait traduire « overseas » par « étranger » et par « au-delà des mers ». Mais c’est aussi un terme qui désigne les émigrés. Il y a des passeports sur lesquels est marqué « Overseas Indians Citizens » par exemple pour désigner des Indiens qui n’habitent pas en Inde. Ça vient en écho également au mot vietnamien « viet kieu » qui désigne les Vietnamiens qui vivent à l’étranger. Le projet veut montrer la créativité vietnamienne partout où elle s’exprime dans le monde, la transformation d’une culture au gré de ses voyages, temporels et géographiques. Overseas parle du Vietnam car mon parcours autobiographique en est l’initiateur, mais je suis convaincu que tout le monde peut s’y reconnaître car le monde entier est fait de migrations.

Sur scène, le projet est-il joué avec les danseurs et circassiens ou seulement avec les musiciens ?

Ça dépend, le line-up évolue selon les lieux. Pour l’instant on a joué la « totale » à Lyon avec dix artistes, au Vietnam à seize, à Berlin à douze. Avec la sortie actuelle du disque nous allons aussi présenter le projet en version « concert-only », avec six musiciens.

Et les musiciens, qui sont-ils ?

Il y a Ngo Hong Quang, avec qui j’ai enregistré Hà Nôi duo, Illya Amar, qui est aussi sur les projets Songs of Freedom et Streams, le batteur Alex Tran et le beat-boxer Trung Bao. Sur le disque il y a aussi des invités : 3 musiciens traditionnels enregistrés à Hanoï, Cuong Vu à la trompette et Chris Minh Doky à la contrebasse. Je crois que Trung Bao est la découverte du disque, seulement 19 ans et ultra-doué. Dans Overseas il y a 2 batteurs : la beat-box, qui sonne paradoxalement plus « électronique », et Alex qui a des parties plus acoustiques de batterie et de percussions. Trung Bao ne connait pas le solfège, je lui ai donc écrit des parties assez simples. Je le fais jouer en 4/4 tandis que nous jouons en 5. C’est une contrainte qui s’avère en fait créatrice puisqu’il y a dans ce répertoire tout un travail sur les polyrythmies et les superpositions de cycles. Comme souvent dans mon écriture, la musique peut sonner assez simple de l’extérieur et beaucoup plus complexe à l’intérieur.