Entretien

Nik Bärtsch pense avec le corps

« Entendre » : le pianiste suisse Nik Bärtsch s’exprime à propos de son nouvel album solo.

© Christophe Charpenel

Le cerveau des groupes zurichois Ronin et Mobile est le compositeur, pianiste et claviériste Nik Bärtsch qui a, dès le départ, numéroté toutes ses compositions avec le concept mathématique des « modules ». Je me souviens très bien de notre premier entretien, il y a 15 ans. L’homme en noir - au crâne rasé tel un jeune moine zen - vient me chercher et nous traversons au pas de course l’immense hall de la gare centrale de Zurich. Il m’apparaît que Nik marche incroyablement vite, je peux à peine le suivre. Nous arrivons bientôt dans la vieille maison où il vit avec sa femme et leur fille, deux pianos à queue noirs et ses claviers. Depuis de nombreuses années, Nik Bärtsch, à la silhouette ascétique, pratique l’aïkido, un art martial japonais. Lorsqu’il « entraîne » littéralement les motifs complexes de ses nouveaux morceaux, il suit l’enseignement de l’aïkido : « Il faut penser avec le corps ». Aujourd’hui en 2021, nous parlons de son album solo « Entendre », qui reçoit actuellement de nombreuses critiques élogieuses au niveau international.

Tout le Zen, dont le haïkaï n’est que la branche littéraire, apparaît comme une immense pratique destinée à arrêter le langage, à casser cette sorte de radiophonie intérieure qui émet continûment en nous, jusque dans notre sommeil, à vider, à stupéfier, à assécher le bavardage incoercible de l’âme.
(Roland Barthes, L’Empire des Signes. 1970)
Nik Bärtsch © Christophe Charpenel

- Commençons par l’ouverture. N’est-ce pas un énorme effort que d’être capable de réaliser quelque chose comme ça au niveau pianistique ?

Commencer l’album avec « Module 58_12 » n’était possible que parce que ce morceau a mûri au fil des années. En fait, il n’a pas besoin de tant de puissance, mais plutôt d’une certaine décontraction, de telle sorte que la main gauche se « masse » au repos et acquiert une souplesse qui inspire l’ensemble. Cela demande beaucoup d’entraînement et un rapport au corps très bienveillant. Il faut juste du temps pour développer cela. Je ne voulais pas pousser le morceau à son paroxysme avec une virtuosité et un « pianisme » qui auraient ensuite tout fait basculer, mais plutôt le laisser se dérouler naturellement.
Cette ouverture est en majorité improvisée, ce « Module 58_12 », comme son nom l’indique, repose sur deux modules. « Module 58 », que nous connaissons grâce au dernier album de Ronin, Awase et « Module 12 » qui est en fait un ancien morceau, un morceau creux, qui se développe plutôt à la manière de Morton Feldman, et qui ne peut briller que dans l’improvisation car les motifs ne sont qu’une partie de ce flux. Ce qui se passe ensuite avec les mains, les différentes voix et le point vers lequel il se dirige - à savoir cette clarté et le vide de la fin - est né de l’instant. Lorsque j’entends le morceau, j’en suis moi-même surpris. Et aussi touché.

Grâce à une bourse de sa ville natale de Zurich, le musicien Nik Bärtsch, 35 ans, se rend au Japon pour six mois en automne 2003. Avant cela, il a obtenu un diplôme du conservatoire de Zurich et a étudié la philosophie, la linguistique et la musicologie. Pendant son séjour au Japon, il a écrit plusieurs morceaux pour le premier album ECM Stoa, que Manfred Eicher a produit avec le groupe Ronin de Nik en mai 2005. J’ai assisté au mixage de l’album au Studio La Buissonne en Provence. Quinze ans plus tard, en septembre 2020, Nik Bärtsch enregistre son album solo Entendre à l’Auditorium Stelio Mola de la radio suisse RSI à Lugano.
Lors de notre première rencontre à Zurich, Nik Bärtsch m’avait parlé de ses voyages en Extrême-Orient et m’avait expliqué le concept idiosyncratique d’une musique rituelle pour le XXIe siècle, le « Zen-Funk ». C’est le nom que le pianiste a initialement donné à son mélange de rythmes funk enflammés, d’éléments de musique minimale et d’esthétique sonore japonaise.

Il y a quelque chose comme trois phases, lorsque vous observez la manière dont quelqu’un joue de la musique. La première est l’effort considérable qu’il déploie pour jouer et qui provoque du respect pour la performance. La deuxième phase est quand la personne est extrêmement douée. Vous pensez à la difficulté de l’exercice et vous vous dites : « Je ne pourrais jamais faire ça. C’est un virtuose sur scène. » Et la troisième phase, c’est lorsque vous regardez la performance et vous vous dites : « C’est la chose la plus naturelle du monde - pas de problème, je peux le faire aussi ! » Seulement, une fois au piano ou à la batterie, tu réalises qu’il ne se passe strictement rien. (rires)
La personne qui jouait le faisait de manière humble et décontractée, ça semblait si facile. Et ça m’a toujours fasciné.

Ce fut une expérience très intéressante, intense, d’être seul dans l’auditorium de Lugano et en contact avec le piano à queue, avec l’espace. Et avec le producteur Manfred Eicher et l’ingénieur du son Stefano Amerio, nous avons partagé une expérience d’écoute très intense. Je connaissais déjà le studio pour avoir enregistré Continuum avec notre groupe Mobile. Mais bien sûr, c’est très différent d’être seul, comme si on échangeait plus en profondeur avec les acteurs de cet album. J’ai trouvé cela extrêmement enrichissant. J’ai simplement accepté ce qui allait arriver et il en est ressorti plus que ce que j’aurais pu imaginer.

- Il faut dire que Entendre n’est pas votre premier enregistrement en solo. Le premier remonte maintenant à vingt ans.

Oui, c’est comme ça, je joue en solo par intermittences depuis des années. D’abord en concert au début, puis sur disque avec Hishiryo (2000) qui est encore un peu plus brut. Et au fil des ans, j’ai toujours trouvé un moyen de jouer en solo. C’était aussi très important de revenir ensuite au sein des groupes Ronin et Mobile. Depuis des années je m’emploie à jouer seul et à développer continuellement des morceaux. À un moment donné, il était important de sentir que le temps était venu, avec Manfred, de reprendre le flambeau et de trouver un élan qui soit cohérent. Nous en parlions depuis plusieurs années. Mais je voulais aussi lancer des groupes et leur donner le temps et l’espace nécessaires pour ne pas les concurrencer avec un album solo. Alors le moment est arrivé, dans mon évolution et aussi dans l’intérêt, je pense, d’ECM Records et de Manfred, de me concentrer sur cet album solo. Et cela m’a ouvert de nouvelles perspectives de développement - un aperçu de ce qui est possible actuellement dans mon jeu tout en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, comme la recréation de morceaux de référence qui se trouvent maintenant sur Entendre.

J’essaie toujours de jouer de manière à ce que les multiples voix soient audibles et qu’un « orchestre bonsaï » se déploie à travers le son du piano

- Parlons un peu plus en détail des différentes pièces. Je pourrais très bien imaginer « Modul 26 » non seulement en solo, mais aussi en version orchestrale. Je me souviens très bien de votre concert phénoménal avec Ronin et le HR-Bigband au Jazzfest Berlin 2006, et cela me fait aussi un peu penser à la version de Quincy Jones de « Tell Me a Bedtime Story », pour laquelle il a orchestré tout le solo d’Herbie Hancock pour grand ensemble. Le critique de jazz Peter Rüedi vous a très justement qualifié d’ « artiste du flux » et ce flux ou cette attraction irrésistible est toujours présent.e.

« Module 26 » est presque un classique de mon jeu solo. J’y développe des techniques de superposition de mètres, de cycles et de motifs. J’ai vécu avec ce morceau pendant des années maintenant et je l’ai joué encore et encore. C’est l’un de ces enregistrements de référence dont je viens de parler. Je voulais montrer que la pièce a une cohérence, une idée et une direction claires, une dramaturgie. Ce morceau est également disponible en partition, que je publierai pour accompagner l’album. Il peut alors être joué par qui le souhaite. C’est l’une de mes préoccupations avec Entendre : faire entendre un morceau qui m’accompagne depuis des années avec un enregistrement de référence qui montre à quel point les arcs sont tendus quand on laisse la musique suivre son cours et se nourrir elle-même.

Nik Bärtsch © Christophe Charpenel

C’est comme ça que j’entends le piano de façon orchestrale dans « Module 26 ». J’essaie toujours de jouer de manière à ce que les multiples voix soient audibles et qu’un « orchestre bonsaï » se déploie à travers le son du piano. Je crois que Maurice Ravel a dit qu’il fallait toujours orchestrer au piano, mais aussi penser de manière orchestrale en tant que pianiste. Le « Module 26 » repose en fait sur une idée simple : la superposition d’un motif en cinq et d’un motif en neuf. Et ceux-ci se développent à travers des cycles harmoniques, que j’appelle « harmoniques structurels » ; parce qu’ils ne sont pas basés sur des harmoniques traditionnels. Une sorte d’ellipse harmonique et rythmique se développe, qui fait comme un cercle. Cela charge le morceau et il continue à évoluer - jusqu’à ce qu’il se libère pour filer dans une direction précise. Cela ressemble un peu à la scène de 2001 L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, où l’astronaute part dans l’espace et arrive à la fin à une sorte de connaissance de soi.
C’est aussi le truc avec ce morceau : c’est une composition claire, une idée claire, qui doit être jouée au plus haut niveau dramaturgique et technique, dans le style musique de chambre, et en même temps laisser l’improvisation possible - surtout dans la dernière partie, précisément dans ce « vol ». Ce qui permet ensuite au morceau d’aller où il veut, de lui-même, par l’intermédiaire du joueur.

- Quelles influences musicales ont été particulièrement déterminantes pour vous ?

Il est important d’avoir une bonne formation, vu la manière avec laquelle je m’intéresse au piano et à l’idée de progression. J’ai joué beaucoup de jazz, de pop, de funk et de musique brésilienne, et d’un autre côté, j’ai étudié le piano classique. J’ai eu une très bonne professeure qui a travaillé avec moi sur les aspects physiques : comment interpréter, comment utiliser son poids pour jouer du piano, une formation tout ce qu’il y a de plus classique. J’ai toujours eu le souhait de traduire, dans mon jeu, des moments cinétiques de calme au piano. Mais cela ne signifie pas qu’il faut jouer lentement ; ces motifs peuvent être rapides, mais c’est précisément là qu’il doit y avoir une certaine tranquillité. J’ai toujours trouvé intéressant de travailler sur ces superpositions de motifs, pour en trouver la cinétique.
C’est aussi un processus cérébral et il naît un sentiment lorsque vous pratiquez et jouez pendant un certain temps, en direct, sous pression, avec un public. Je suis vraiment « électrisé » après coup et je dois rire longuement après, par exemple.

- Est-ce que vous comptez réellement pendant que vous jouez ces rythmes très complexes qui se chevauchent ?

Je ne compte jamais pendant que je joue. Lorsqu’on me demande à quelle mesure on est, je ne sais souvent pas, car j’essaie de ressentir le morceau à travers le mouvement et la façon dont un motif est organisé. Mais bien sûr, il y a des années d’entraînement derrière et de jeu collectif, pour ressentir précisément ces « moments de rotation ».

Il faut travailler constamment, garder le tonus des mains et des muscles, pour pouvoir jouer LA note de façon très précise

En même temps, ils sont aussi dangereux et c’est ce qui est passionnant dans cette musique. On n’est jamais complètement en sécurité et la musique, avec ses rythmes, ses chevauchements et ses différents mètres - et l’audition de ces différents sons - présente des moments très dangereux qui peuvent nous faire basculer hors de la musique en une fraction de seconde. On connaît ça quand on conduit une voiture, ce « micro-sommeil ». Si vous ne faites pas attention pendant un moment, cela vous fait sortir du rythme. Et lorsque vous jouez des cinq contre trois, contre sept, un moment d’inattention est potentiellement fatal. Mais en même temps, il est important de ne pas être à l’étroit, il faut qu’il y ait une certaine souplesse. C’est le fruit d’années d’entraînement, de dévouement à ce métier.

- A-t-il fallu plusieurs tentatives pour enregistrer ces morceaux très complexes et riches en substance ?

Le « Module 13 » de six minutes, qui figure également sur mon premier disque solo, ne me satisfaisait plus. C’est une belle pièce, importante dans ma biographie. Je voulais montrer comment la jouer correctement (rires). C’est aussi un enregistrement de référence et il en existe une partition. C’est l’un des rares morceaux qui a nécessité deux prises en studio, la plupart sont des premières prises. Sur la première version, c’était assez propre et bon. Manfred m’a alors proposé d’essayer un peu plus lentement et avec mon propre phrasé. Cela m’a beaucoup inspiré et m’a permis d’être vraiment proche du morceau. Je suis très heureux que nous l’ayons mis sur l’album de cette façon.

La comparaison avec une coûteuse montre suisse est évidente et a peut-être été trop utilisée dans les articles sur Ronin. Mais lorsque j’arrive à l’aéroport de Zurich pour notre première rencontre, mes yeux tombent sur un grand panneau publicitaire pour des montres suisses de luxe avec une phrase qui me fait rire. Ça dit « Pour ceux qui ne vont pas avec le temps ». Bien sûr, le temps est un concept relatif et l’horloge interne de chacun fonctionne différemment. Dans et hors du temps, Ronin se déplace et leur musique a quelque chose qui ne doit pas être sous-estimé : elle nous donne un sens différent du temps, à travers elle le temps peut être vécu différemment. Le respectable artisan horloger suisse joue en effet un certain rôle dans ce monde de pensées musicales.

C’est important pour moi de travailler sur l’aspect artisanal de la pratique du piano, de reprendre et revoir les choses dans ma façon de jouer. Il faut travailler aussi en tant que leader de groupe et se servir de cela pour que tout sonne bien. Il faut faire tout cela, avoir du savoir-faire, des connaissances et travailler constamment, garder le tonus des mains et des muscles, pour pouvoir jouer LA note de façon très précise et naturelle.

Nik Bärtsch © Christian Senti

Les concerts live de Ronin et Mobile sont une expérience, une alternance constante d’ascétisme et d’extase. Comme s’ils étaient contrôlés par le même cerveau, les rythmes changent toutes les minutes et les musiciens font monter l’intensité avec un grand sens de la dramaturgie mais sans la manie de virtuosité si fréquente dans le jazz. Et même sur Entendre, il y a des surprises. On se glisse vraiment à l’intérieur du piano, particulièrement pour le très inhabituel « Modul 55 », qui dure neuf minutes.

« Module 55 » est en effet une pièce étrange (rires). J’ai joué « Module 55 » pendant longtemps avec Ronin et je ne cesse de l’explorer. Quand je l’ai enregistré en solo, je me suis amusé à le réassembler avec des moments de silence et une sorte de passage sans flux, où il n’y a que les sons du piano. Ce morceau a une « lueur spirituelle » très claire, importante pour moi. C’est un morceau sérieux, qui permet une profondeur et une concentration, comme une « méditation confiante ». Seul, j’ai pu faire cela de manière détendue en créant des passerelles sonores au sein du morceau. Il était important pour moi que « Modul 55 » figure sur le disque.

le piano à queue devient une sorte d’être vivant et commence à respirer et à bouger

- J’imagine que la fascination de Manfred Eicher pour le piano a contribué au succès de ces enregistrements.

Oui, il faut dire que Manfred, en tant que producteur, est un connaisseur absolu du son du piano à queue. Quand j’imagine à quel point il sait écouter « neuf », avec cette attitude d’écoute particulière et cette façon bien à lui de se tourner vers le son ou même vers l’intérieur du son et de sa vivacité. C’était un moment fort de ma vie musicale. Le fait de pouvoir faire ça avec ces gens et cette attitude dans le studio est tout à fait crucial. Le piano à queue a parfois une fonction différente dans le cadre d’un groupe. On en a conscience depuis l’époque où il n’y avait pas vraiment de musique amplifiée, quand Duke Ellington ou Count Basie, par exemple, utilisaient le piano à queue de manière plus orchestrale ou plus percussive. Ou prenez les trios de piano. Ou encore, nous sommes habitués au piano à queue dans certaines formations de musique de chambre. Mais le piano à queue seul a une sonorité si extraordinaire et une telle variété de sons, qu’il faut l’amener parfois, de manière très puriste, devant les micros, et permettre alors que cette variété de sons, issue du développement intérieur et des méandres du piano à queue avec ses harmoniques et ses sonorités, soit audible. C’était important pour ce disque et on y arrive uniquement grâce aux personnes qui y ont pris part.

Manfred a également changé mon jeu. Lorsque j’arrive pour l’enregistrement de l’album Stoa (2005) au studio La Buissonne, il se tient près du piano à queue - c’était ma première impression - il appuie sur quelques touches et dit : « Vous entendez le son ? Et le ton ? Nous devrions travailler plus sur ce point. » Mais je n’entends rien du tout et je ne comprends pas ce qu’il veut dire. Puis il prend le temps de me le montrer une nouvelle fois et soudain - comme si je n’avais pas entendu de pianos à queue depuis vingt ans - je remarque les différents changements et résonances à l’intérieur du son. D’un seul coup ça a changé toute ma manière d’écouter. Puis aux côtés de Urs Bachmann, mon accordeur de piano, mon technicien – un philosophe du piano - j’ai pu affiner tout cela.

- Comment avez-vous choisi ce titre pour l’album ?

« Entendre », c’est écouter, mais aussi saisir et être dans le son. C’était une suggestion de Manfred. Je viens d’ailleurs d’écrire un livre intitulé Listening alors ce titre est cohérent, car il montre toute l’attitude, la façon dont nous traitons la musique.

- Quels sont ces bruits et ces battements qu’on entend ici et là ? Ils me rappellent un peu la vieille musique japonaise.

J’ai des maillets de timbales avec moi lorsque je travaille avec le groupe, que j’utilise pour frapper les cordes de piano et travailler avec la chambre de réverbération. En même temps, je fais aussi des choses avec mes mains sur les cordes, sur les montants ou sur les différentes pièces métalliques du piano. Ce sont des sons orchestraux et percussifs qui développent une énorme profondeur. Ils rendent le piano à queue plus vivant, plus expérimental, plus tactile. Cela lui donne également une fonction plus cinétique et une raison d’être. C’est extrêmement excitant lorsque le piano à queue devient une sorte d’être vivant et commence à respirer et à bouger à travers la musique et les sons qu’il produit.