Peter Brötzmann : Change de direction et recommence !
Entretien inédit avec le saxophoniste allemand qui vient de fêter ses 80 ans
Peter Brötzmann est une figure tutélaire du jazz européen. En mars 2021, il souffle ses 80 bougies. Pour fêter cet anniversaire, le journaliste et auteur allemand Karl Lippegaus, spécialiste du jazz et francophile, nous propose cet entretien réalisé chez le saxophoniste en 2011. Un entretien inédit qu’il publie aujourd’hui, en allemand sur son blog et en français sur Citizen Jazz.
- Peter Brötzmann © Michel Laborde
Peter Brötzmann,
à propos de Toshinori Kondo (1948-2020)
- Pour beaucoup, l’un des plus remarquables groupes de jazz des années 90, outre Last Exit avec Bill Laswell, était votre quartet Die Like A Dog, composé de William Parker (basse), Hamid Drake (batterie) et Toshinori Kondo, entendu sur une demi-douzaine des plus grands albums de FMP (Free Music Production).
C’était un bon quartet, en effet. Je ne suis pas très fan de ces « bidouillages » électroniques, Kondo était pour moi le seul qui savait correctement s’en occuper. Die Like A Dog est né alors que j’étais aux côtés de Kondo dans un café à Amsterdam. On s’était rencontré là-bas car il y possédait un petit appartement ces 10–15 dernières années. On a parlé d’Ayler (Albert Ayler, le saxophoniste), à cette époque j’étais en tournée avec Hamid et William ; nous étions d’accord sur les intentions d’Ayler, etc.
De là, on a conclu : ok, faisons ce quartet.
J’entretenais avec (Toshinori) Kondo – ce qui n’est pas si courant avec des personnes japonaises – une profonde amitié et même lorsque l’on ne s’était pas vu depuis longtemps, un lien extraordinaire nous réunissait, qui se démontrait heureusement aussi en musique.
Il y a toujours eu des tentatives de groupes « In Memoriam », et surtout ceux qui ont pris place sur la scène européenne étaient, dès leur début, voués à l’échec. La musique d’Ayler est inhabituellement américaine : elle a des racines très profondes dans la petite bourgeoisie. On ne peut pas y arriver comme ça, l’erreur à ne pas commettre serait, selon moi, de vouloir atteindre le même état d’esprit.
Il faut simplement écouter, apprendre, faire. En tant qu’artiste, tout ce que l’on doit faire c’est découvrir ce que l’on veut soi-même. Il y avait depuis des décennies des centaines de milliers de prétendants à la suite de Coltrane mais aucun n’y parvenait. C’est tout simplement une erreur qui se produit inévitablement lorsqu’un grand homme meurt. Ils sont des milliers alors à sauter sur son corbillard en pensant qu’ils vont recevoir une part du gâteau. Ça ne va pas, c’est des conneries. On devrait seulement décider en toute humilité ce que l’on est soi-même capable de faire. Ou comment s’approcher le plus possible des visions et des idées que l’on a. Quand j’en suis tout proche, la vision suivante se révèle déjà d’elle-même. C’est de cela qu’il s’agit, de ce que l’on peut apprendre.
Une incompréhension générale en jazz est de penser constamment : « Ok, je le tente à la Charlie Parker ou à la Miles » – ça se passe toujours comme ça. Quand Miles est mort, il y a eu de ce genre de tentatives. Mais c’est une énorme erreur. Ainsi, tous ces groupes qui se sont occupés d’Ellington ou d’un autre déterré, qu’il soit grand ou petit - aussi important que soit Ellington, que je considère comme l’un des plus grands compositeurs et musiciens du 20e siècle. Ça n’a tout de même aucun sens de s’imaginer aussi bon que toutes ces choses qui sont à 100% déjà bien jouées et rejouées. On ne peut pas et on ne devrait pas faire ça.
- Quand on écoute votre album « For Adolphe Sax » (1967) on remarque évidemment que c’est quelqu’un d’autre qu’Albert Ayler qui improvise librement, en d’autres termes cet « univers Brötzmann » est déjà bien là.
J’ai toujours aimé tout écouter, à commencer par Sidney Bechet et Coleman Hawkins (qui reste mon ténor préféré). Dans mes jeunes années on avait la chance de pouvoir voir tous ces groupes en live : Coltrane et Dolphy, Miles en quintet, Ellington Orchestra à plusieurs reprises, Count Basie – tout était possible, Art Blakey et Horace Silver, Charlie Mingus etc. Ce fut une grande école bien sûr et j’ai toujours tout écouté les oreilles grandes ouvertes.
Même jeune homme, déjà à l’époque je me disais simplement : ma vie m’appartient et je verrai bien ce que j’en ferai. On peut bien sûr faire quelques petits parallèles avec Ayler : parmi ceux-là, le fait que les choses se soient passées en même temps pour nous et totalement indépendamment l’un de l’autre sur des continents différents. Le second parallèle est le fait que nous étions loin d’être les meilleurs joueurs de saxophones au départ (rires). C’est pour cette raison que l’on s’est frayé un chemin différent, pour apprendre des choses qu’habituellement on acquiert à l’école avec les enseignants. Mais le rapprochement s’arrête là.
J’ai grandi ici en Europe avec ce background pas très reluisant d’enfant de l’après-guerre et Ayler a porté son histoire américaine comme une croix. Il n’y a rien là dedans à rapprocher l’un de l’autre. Ce serait insensé, inutile.
« Après sa tournée à Rome avec Brötzmann, Carla Bley renonçait au free jazz et déclarait que les Beatles étaient son groupe préféré. » (Steve Lake)
De mes toutes premières années - en dehors de Sidney Bechet, que j’ai entendu deux fois ici à Wuppertal, alors que j’étais enfant, à l’école - ma première et plus grande impression fut le festival American Folk & Blues organisé par Lippman & Rau. Je suis resté un fan de Howlin’ Wolf. J’étais à l’époque un gars tout timide, j’avais trouvé le chemin des coulisses et lui ai serré la main – enfin c’est lui surtout qui a serré la mienne, il avait de ces paluches ! (rires). Ce fut très impressionnant, jamais je n’aurais pensé que l’on se retrouverait maintenant à jouer du Blues américain. Je pense vraiment que chaque être humain a en lui-même son propre type de Blues et qu’il ne doit l’exprimer qu’en 12 ou 32 mesures.
- Peter Brötzmann © Michel Laborde
- Le critique Steve Lake a rédigé des textes remarquables pour les livrets de vos albums sur FMP. Pour n’en citer qu’un passage : « Une des contradictions dans son univers musical est le fait que, bien qu’il ait participé au développement du jazz expérimental, il n’aime guère l’expérimentalisme en tant que tel. Il s’agace et s’impatiente dès que des concerts deviennent alors ce qu’il nomme « cette avant-garde européenne de merde ». »
(rire) J’ai peut-être dit quelque chose comme ça. Plus sérieusement, dans ce genre de situation je suis bien moins convaincu par ce que j’entends, aussi bien en Amérique qu’en Europe. Ça s’accentue peut-être quand on considère l’Europe comme un tout et qu’on la compare avec la scène musicale des États-Unis, c’est un peu plus fréquent ici que là-bas. Cela a toujours à voir - j’ai dû le constater pour mieux comprendre mes collègues – avec une situation totalement différente en Amérique pour survivre avec ce genre de musique. Ce n’est pas facile pour nous non plus, ça n’a jamais été facile pour moi - je ne peux pas me plaindre, parce que ça va mieux depuis quelques années maintenant. J’ai aussi eu une famille très tôt et il a fallu s’en occuper. Dieu merci, j’ai aussi eu une femme qui m’a beaucoup aidé.
Aux États-Unis, il y a toujours en plus la question « Noir ou Blanc » : elle n’a pas disparu, elle est bien là.
La condition de musicien ou d’artiste aux États-Unis est tout autre. Même quand on regarde les pays qui donnent bien plus de subventions que notre République, par exemple la Hollande et les pays scandinaves, on peut aisément comprendre pourquoi les Américains sont toujours enchantés quand ils peuvent rester quelque temps dans ces pays. Aux Etats-Unis, il y a toujours en plus la question Noir ou Blanc : elle n’a pas disparu, elle est bien là. Il y a même un média à New-York avec une équipe qui préfère vraisemblablement John Zorn à William Parker. Ce, même si la contribution de Parker à la scène musicale new-yorkaise depuis les (depuis quand est-ce que je le connais ?) 30 ou 35 dernières années est bien plus conséquente que celle de Zorn.
Eh bien, ma préférence musicale va maintenant à Parker, et pour tellement de raisons. Être musicien est un combat quotidien pour survivre. Pour cette même raison, il arrive fréquemment que certaines personnes cèdent et tombent dans la musique commerciale. J’aurais bien aimé savoir où Albert Ayler aurait atterri… Le producteur Bob Thiele commençait déjà à le pousser dans cette direction.
Je n’ai rien contre le clan Marsalis ; je pense que ce qu’ils font, ils le font bien ; savoir si c’est nécessaire est une tout autre question. Ce qui est aussi très clair, c’est que tout cela n’aurait pu avoir lieu sans l’aide de Coca-Cola et du Lincoln Center.
Il existe certes des fondations mais dès qu’elles sont reconnues, le couvercle se referme et elles ne se préoccupent plus que de leur propre viabilité. C’est compréhensible mais cela ne convient pas forcément à la musique. Voilà une mauvaise chose à laquelle s’ajoute cette dégénérescence mondiale de la musique commerciale… Je me suis intéressé à tout ce business de l’entertainment : il ne s’y passe rien, ce n’est qu’une question d’argent, un système aux mains d’hommes d’affaires malins qui n’a rien à voir avec la musique.
Dans les années 40, au début des années 50, le jazz était encore un composant de ce business, ce qui d’un côté n’était pas si mal car cela procurait travail et argent. Même ça, ça n’existe plus, tout est directement englouti dans un tiroir. Dès que quelque chose commence à marcher et à rencontrer son public cela devient un produit marketing. Le jazz n’appartient plus à cela. Mais il y a bien un public, 150 personnes déboulent quand je joue dans un boui-boui de St. Louis. Cependant là-bas, pour le public, le jazz se pratique presque exclusivement dans le milieu underground. Bien sûr, il est difficile de s’y tenir toute sa vie.
Je pense que ma notoriété aux États-Unis a aussi à voir avec le fait que je n’ai jamais fayoté. J’ai toujours été conscient d’être un Européen blanc et j’ai fait ce qui me semblait être bon. J’ai ainsi vécu des moments très drôles avec mes amis Noirs où l’on se provoquait et se défiait. La première impression que je leur faisais : « Qu’est-ce qu’il veut ce petit Européen ? » Il fallait leur montrer - c’était parfois très bête et stupide (rires) - qui pouvait jouer le plus fort et le plus longtemps ! Ensuite, ils se taisaient. Vous deviez leur montrer que vous aviez quelque chose à offrir, parce qu’ils étaient habitués à ce qu’on joue soit comme Johnny Griffin soit comme Albert Ayler ou du moins, qu’on essaie de le faire. Et il y en a un qui ne l’a pas fait ! En effet, j’ai énormément joué avec des amis Noirs américains, en commençant par Don Cherry, de manière très sporadique quand il vivait encore avec sa famille au sud de la Suède. À cette période il avait pas mal de boulots chez (Joachim Ernst) Berendt (rédacteur de chez SWF radio/tv, Baden-Baden, producteur pour MPS). En rentrant en Suède, il avait pour habitude de passer ici à Wuppertal, il restait une nuit ou deux et rejoignait même notre trio de temps en temps.
Quand je souffle dans mon biniou, je veux que cela s’entende. Se mettre en scène et dire « Les enfants, je suis là » c’est un point important.
J’ai rencontré Andrew Cyrille au milieu des années 60, aux côtés de Cecil Taylor. On est toujours resté en contact et on a joué ensuite pas mal de fois ensemble. J’ai aussi connu d’autres personnes comme Fred Hopkins, un merveilleux bassiste ou encore Phillip Wilson, un batteur – mais ce fut malheureusement très bref car il (P.W.) a été assassiné. Nous avions travaillé en trio et joué dans des bars new-yorkais. Quand je suis revenu la fois d’après, il avait été zigouillé.
C’étaient des défis, mais ils se sont tous terminés de manière très amicale. Dieu merci. C’est aussi une question physique, quand ils jouent deux heures durant ou que c’est moi, on se charrie pas mal de fois. C’est une sorte de combat de coqs, mais on s’amuse bien (rires). Il faut montrer que vous êtes là et que vous ne lâchez rien.
Entre Han Bennink, le batteur, et moi il y avait toujours une compétition, qu’on n’abandonnait pas une seule seconde au sein de ce jeune trio. Fred van Hove, le pianiste, a toujours fait le lien entre nous et il avait une sacrée méthode, dans cette situation, il était capable de penser en vagues, en mouvements. Comme tombé du ciel, il arrivait à faire passer nos disputes forcenées jusqu’à la prochaine. Je pense que l’on a tous beaucoup appris durant ces longues années.
- Peter Brötzmann © Michel Laborde
Quand je souffle dans mon biniou, je veux que cela s’entende. Deuxièmement, se mettre en scène et dire « Les enfants, je suis là » c’est un point important. Quoi que vous fassiez – que ce soit bien ou mal – il faut toujours savoir ce que vous faites sur scène. Je déteste que les choses déraillent ou nous échappent, pour moi c’est la peste. Quand vous amenez quelque chose volontairement jusqu’au point le plus lointain, l’important c’est que la personne suivante soit là et puisse continuer à construire. Mais laisser les choses disparaître comme ça provoque en moi un sentiment terrible, ce n’est pas possible.
- On retrouve sur les albums des introductions telles que sont les vôtres, où la tension s’installe immédiatement. Il n’y a aucune phase de construction, le morceau part tout de suite, dès les premières secondes.
Oui, pour être honnête c’est une sorte d’autoprotection. Quand vous faites ça à trois ou quatre vous gagnez une certaine liberté, parce que cela fonctionne. Sur scène, vous devez également pouvoir reprendre votre souffle et vous positionner, vous sentir bien, alors ces quelques minutes sont extrêmement précieuses. Là, on peut voir comment construire les choses par la suite, repartir de zéro ou continuer. Si vous n’êtes pas tout à fait sûr de ce que vous devez faire, vous avez là une recette efficace pour éviter toute erreur et créer un espace de liberté.
Laisser les choses s’installer progressivement, comme chez Coltrane, n’a jamais été mon truc. Vous pouviez avoir un beau thème, il y avait toujours la même séquence de pièces avec Coltrane ; bien sûr, cela vous procure une certaine sécurité. Nous avons tout simplement toujours eu le goût du risque, mais cette manière commune d’attaquer a bien une fonction similaire.
Quand tu pars en solo pendant dix minutes, tu ne veux plus sortir du lit de la rivière.
- Il me semble souvent que vous jouez exactement la note que vous entendez intérieurement, qu’on peut appeler honnêteté ou vérité, peu importe. Il faut dire que comme beaucoup d’autres, vous n’avez de facto jamais appris ni étudié le saxophone, vous avez tracé votre propre chemin. Si l’on suit cette idée, en jouant cette note, on peut dire qu’il n’y a dès lors plus de bonne ou de mauvaise façon de jouer…
Non, c’est vrai. Et je crois que ce vous dites sur la note est correct aussi. Dans mes représentations sonores, il n’existe pas de juste ou faux, d’affiliation ou de ça-tu-ne-peux-pas-le-faire. Quand tu pars en solo pendant dix minutes, tu te meus dans une sorte de courant et il est parfois confortable d’y rester, et tu ne veux plus du tout sortir du lit de la rivière. Alors ça ne fait pas de mal que quelqu’un d’autre vienne s’interposer et t’en extraire.
- Au sujet de la musique comme exutoire : il a souvent été écrit qu’à travers votre musique des sentiments tels que l’amour ou la haine étaient exprimés.
Je l’ai beaucoup lu auparavant et je le lis encore de nos jours, ici ou là. Ce ne sont que des conneries, bien sûr, ce serait bien trop simple. C’est pareil pour le Blues, on ne peut pas le réduire à n’importe quel « pauvre Noir du Mississippi qui s’installe et qui raconte tout ce qu’il a devant lui ». Non, c’est trop simple pour être vrai.
A vrai dire – je le dirai ainsi pour ce qui est de raconter des histoires – il s’agit de révéler un état intérieur qui ne peut pas, non plus, être mis en mots. Si j’avais pu le faire, je me serais sûrement acheté un crayon à papier.
Des choses bien plus subtiles se passent. Ce que je veux dire, c’est qu’on donne véritablement une partie de soi, et c’est ensuite à l’auditeur, comme celui qui observerait un tableau, d’en saisir et recevoir quelque chose. Si j’arrive à faire passer suffisamment fort ce que je ressens, cela se propage et arrive jusqu’à lui. Parfois, cela sonne complètement faux, parce que la moitié vient de la personne à qui je parle, de la personne qui écoute.
Mais là on arrive à des notions telles que la sincérité, la véracité etc. qui, dans le domaine musical, restent toujours très vagues. Ce que je cherche en montant sur scène et en soufflant dans le sax, c’est que plus rien d’autre n’existe. Il y a moi, la scène et l’instrument, ce avec quoi je dois et veux faire quelque chose. Le public reste très important, qu’il soit composé d’une, dix ou une centaine de personnes. Mais admettons que je sois là avec quelque chose à transmettre ou à dire, je peux toujours le faire par moi-même sans personne en face de moi, je n’ai pas besoin de toute cette agitation. En revanche, je veux que ce soit bien clair : « Les gens, voici ce que j’ai à dire. »
- Les albums solo montrent une face toute autre et bien plus intime de votre œuvre.
La majorité des albums solo sont nés en studio, dans ce contexte vous pouvez essayer quelque chose de totalement différent. Une session solo dure, avec moi, généralement deux jours, ce qui laisse donc le temps de défaire ce qui a été fait le premier jour. Je me souviens que pour l’album No Nothing, Jost Gebers (le producteur/co-fondateur de FMP) m’avait laissé un matelas et que j’avais aussi un frigo dans le studio où j’enregistrais, dans le quartier Wedding de Berlin. Je me servais moi-même de tous les boutons, j’avais le champ libre jour et nuit et je pouvais faire ce que je voulais. Mais je n’arrivais à rien ! J’essayais de dormir, m’allonger, boire de la bière ou je ne sais quoi encore, mais rien ne marchait !
Quand Jost me rejoint le deuxième jour : « Ouais, merde, Jost, je n’y arrive pas, ça ne va pas »… Puis j’ai essayé une nuit encore et c’est venu ensuite. J’avais rêvé de ce genre de situation ! (il rit) Un frigo plein avec toute sortes de choses et le lit juste là, la régie installée juste ici, je me disais : « c’est parfait » !
Par le passé, je m’imaginais parfois des programmes, même écrits, avec tout ce qu’il fallait travailler, dans le détail.
Pourtant, à chaque fois, même constat : « Bon, ça n’est pas mon truc ! » Et après les deux premiers points du programme : « poubelle, la liste ! » Je change de direction et je recommence ! Ça se passait comme ça.
Aujourd’hui, lorsque j’écoute la radio, ce que j’entends est un non-sens total.
Je ne suis pas non plus le genre de personne qui a besoin d’un morceau et qui en fait un, mais plutôt du genre à faire le morceau pendant qu’il est en train de se faire. Les trucs que j’ai réalisés pour des grands groupes, je ne les ai jamais considérés comme des compositions, des partitions ou des œuvres d’art - plutôt en fait comme des coups de main pour démarrer. C’était le cas avant avec le Chicago Tentet ou encore avec le projet de clarinette, pour lequel j’avais beaucoup écrit ; ce qui revenait à montrer à chacun les deux possibilités : soit la libre improvisation soit construire tous ensemble. Je ne veux pas jouer un accord comme ci ou comme ça, mais plutôt leur dire : « Les enfants, trouvez cet accord ! »
- Abordons enfin et à présent l’album aujourd’hui légendaire Machine Gun (1968), le fameux manifeste du free jazz européen - en tâchant d’interroger le cliché selon lequel tout le monde jouerait sur une même lancée, pendant 35 minutes et puis… terminé !
Il y avait bien quelque chose comme des titres de chapitres, des indications dans le paysage, une signalisation, des zones de relais, des points pour marquer un changement, jusqu’à cette conclusion palpitante où le thème se retrouve réellement joué ?
Oui, quand on tend l’oreille il y a, au début, une citation de Charles Ives et à la fin un thème de Rock’N’Roll, et entre les deux se glissent quelques trucs. Donc cette histoire selon laquelle tout le monde jouerait ce qu’il veut, je ne sais pas lequel de vos collègues l’a inventée, n’a toujours été qu’une stupidité.
- Elle se cachait peut-être déjà dans son nom « Free Jazz » !
C’est justement pour cette raison que je n’ai jamais aimé ce nom, il a toujours conduit à de nombreux malentendus. Ça avait sûrement un rapport avec la situation politique des sixties, aussi bien aux États-Unis qu’ici, mais quoi qu’il en soit c’est un terme bien malheureux.
- Vous tenez encore à l’étiquette « musicien de jazz » ?
Aujourd’hui, lorsque j’écoute la radio – je ne veux nommer aucun big-band de radio – ce que j’entends est un non-sens total. Cela va totalement à l’encontre de ce qui s’est passé avant nous et, espérons-le, de ce qui se passera encore après. Ou bien il s’agit de deux boîtes séparées qui n’ont plus rien à voir l’une avec l’autre. Ah ! musicien de jazz, d’accord…
J’étais une fois à une table ronde à Atlanta aux côtés de Bill Dixon, Evan Parker, Amiri Baraka, entre autres. On a débattu de l’origine du jazz, du mot, et il y a bien eu toutes les définitions que l’on peut trouver dans les lexiques. Toutes insensées. J’aime jouer et je pense que faire de la musique représente bien plus que de savoir jouer joliment du saxophone. J’ai besoin qu’elle vive, elle doit swinguer, c’est ce qu’on disait autrefois, dans tous les cas il faut que la musique pulse et qu’elle aille de l’avant. Il faut avant tout, j’en suis absolument certain, qu’elle ait une raison d’être sociale.
- Peter Brötzmann © Michel Laborde
Les groupes que j’ai rassemblés autour de moi ou qui se sont montés d’eux-mêmes ne l’ont pas été seulement parce qu’on était tous de bons musiciens, mais plutôt parce que quelque chose nous liait les uns aux autres, on se correspondait pour une raison ou pour une autre. Nous ne devons jamais oublier que la musique jazz a une signification fondamentale dans la société dans laquelle elle est jouée. Ça m’a toujours fasciné étant enfant quand j’ai découvert les premiers groupes composés de musiciens noirs.
La première fois que je suis venu aux États-Unis, j’ai découvert tout ce que jusque-là je n’avais fait que lire, j’ai réalisé de quoi il s’agissait. Pas simplement de jouer cette superbe musique. Je déteste les arts décoratifs par exemple : c’est plein de petites choses jolies et puis quoi ? Qu’est-ce qu’on en fait ?
Non. Il s’agit là de vie, de survie, ça peut paraître terriblement pathétique aujourd’hui, mais je le pense sérieusement. Ce n’est pas non plus un truc qu’on peut faire dans n’importe quelle condition ou qui ne prendrait que quelques semaines ou années. C’est le périple de toute une vie pour découvrir jusqu’où tu peux aller, jusqu’où cela te mène, où tu te trouves à cet instant précis. Ou pire encore : où seras-tu au bout du chemin ?
Toutes ces satanées écoles de musique, qu’elles se nomment Berklee ou Musikhochschule de Cologne : elles ne savent pas montrer aux gens ce qu’est la musique, en dehors du contrepoint, des leçons de compositions et des gammes ou je ne sais quoi encore. Tout ça, c’est très bien, on peut tout apprendre, mais ce ne sont que des outils, que l’on peut nettoyer et qui fonctionneront de nouveau ensuite. Seulement s’il n’y a rien d’autre, la musique touchera bientôt à sa fin.
La musique prend racine ailleurs que dans les écoles. Elle doit venir des tripes et d’une certaine conception de la vie, et certainement pas des grandes écoles ou universités, dont j’ai plutôt l’impression qu’il s’agit d’écoles dans lesquelles on vous materne en vous enseignant ce qu’il faut faire ou ne pas faire.