Entretien

Olivier Benoit : vivant, tout simplement

Retrouvailles avec celui qui fut, entre autres expériences, le directeur de l’ONJ de 2014 à 2018.

Olivier Benoit © Christian Taillemite

Il aura mené la barque de l’Orchestre National de Jazz durant cinq années, menant à bien une aventure ponctuée de quatre disques passionnants, sans doute parmi les plus beaux de toute l’histoire de cette formation. Une période créative et passionnée, marquée aussi par de nombreuses difficultés, dont la maladie qui l’a frappé de plein fouet et qu’il a dû surmonter, sans pour autant cesser de travailler. Autant dire que nous étions très désireux de l’écouter nous parler de tout ce qu’il avait entrepris depuis la fin de sa mandature. Voici donc, en quelques questions, la suite d’une histoire très singulière dont la musique n’est que l’une des composantes.

Olivier Benoit © Jeanne Davy

- Nous sommes en mars 2025, votre histoire avec l’ONJ remonte à plus de dix ans maintenant. Il nous a semblé intéressant de savoir ce qui s’était passé pour vous depuis la fin de votre mandat à la tête de l’orchestre, que vous avez dirigé de 2014 à 2018.

On m’avait prévenu qu’après l’ONJ, ce serait compliqué. En effet il faut savoir que contrairement aux CDN ou CCN, le Ministère n’accompagne pas les directrices ou directeurs à leur sortie car l’orchestre, qui avait été pensé au départ sur le modèle des orchestres nationaux classiques, est seul dans sa catégorie, mais il n’est pas labellisé. Mais il y a aussi ma maladie de 2015, en plein mandat (j’étais au dernier stade d’un lymphome), qui m’a énormément marqué. Je n’ai pas pu m’arrêter de travailler, j’ai continué à faire des concerts, à diriger l’orchestre, Il m’est même arrivé de prendre l’avion un lendemain de chimio. J’ai aussi pris par la suite la direction générale de l’orchestre, c’était intense. Mon mandat a aussi été prolongé de deux fois 6 mois, ce qu’il a fallu gérer.

Après toutes ces années de concerts, de voyages, de musique, je me suis rendu compte que j’étais complètement déconnecté du vivant

L’après-mandat a été un moment où tout s’est relâché. Je me suis retrouvé face à moi-même, le téléphone qui sonnait beaucoup moins, ce qui m’allait très bien. Je me suis reposé car c’était absolument nécessaire, mais j’ai aussi continué à travailler dans différents projets, en solo, en duo avec Sophie Agnel, Régis Huby et toute sa belle équipe, Camel Zekri, Akosh S et Serge Teyssot-Gay, posé un regard artistique sur un bel enregistrement de Rémi Gaudillat, été invité par le festival de Rome pour une semaine de concerts ; j’ai continué les ateliers « électron kids » aux Instants Chavirés…
Et puis, la question de l’écologie qui a toujours été présente chez moi a pris plus de place dans mes pensées, au point de me rendre probablement « éco anxieux ». Aujourd’hui, je le suis toujours d’une certaine manière, mais j’accepte un peu mieux les choses. Si elle prend tant de place, c’est probablement lié à ma jeunesse : lorsque j’étais adolescent, pendant cinq étés, durant deux mois, je travaillais dans la ferme d’une famille d’agriculteurs avec très peu de moyens et ça m’a énormément marqué.
Après toutes ces années de concerts, de voyages, de musique, je me suis rendu compte que j’étais complètement déconnecté du vivant. Je me suis demandé comment être moins « hors-sol », comment être acteur. Je voulais pallier mon ignorance alors que la connaissance du vivant est probablement ce qu’il y a de plus précieux. Ayant plus de temps pour lire, je me suis imprégné de scientifiques et artistes passionnants : Marc-André Selosse, Gilles Clément, Olivier Hamant, Éric Lenoir, Philippe Descola entre autres. Ce dernier, qui parle de vivant plutôt que de nature, m’a d’ailleurs beaucoup marqué. Il explique très bien en quoi la nature « n’existe pas », que parler de nature, c’est distancier l’humain du milieu dans lequel il évolue.

c’est donc la maladie qui m’a aidé à franchir cette barrière invisible, presque taboue

En parallèle, malentendant depuis toujours, j’ai fini par accepter mon handicap et fait les démarches nécessaires (afin d’obtenir la reconnaissance en qualité de travailleur handicapé) pour m’appareiller en 2015 lors de ma maladie, en plein mandat ONJ. Car je sentais que je n’avais plus l’énergie pour compenser mes déficiences auditives. En effet, il faut savoir que dans une telle situation on passe son temps à compenser : on recompose des phrases qu’on comprend à moitié, on essaie de deviner sur les lèvres, dès qu’il y a du monde c’est compliqué… C’est beaucoup d’énergie, c’est très fatigant. M’appareiller a été un long cheminement : plus de deux ans pour que mon corps, mon cerveau et mes oreilles acceptent ces changements majeurs. Pendant 1 an ½, je ne pouvais pas porter mes appareils en concert ou en répétition, c’était trop compliqué, le son saturait énormément. C’est lors de la résidence de création à Oslo avec l’orchestre que j’ai commencé à les porter en jouant.
Paradoxalement, c’est donc la maladie qui m’a aidé à franchir cette barrière invisible, presque taboue, cette angoisse d’avoir une écoute déformée à cause de mes appareils et de perdre tous mes moyens. Il s’est avéré que c’était au contraire une révolution, une libération. Et c’est comme cela que je me suis pris au jeu de l’apprentissage qui jusqu’à maintenant était très difficile à vivre.
Je ne me suis pas tant reposé que ça, en fait !

Olivier Benoit - Paris, 25 mars 2025 © Denis Desassis

- Certes, mais c’était quand même un moment où la musique est passée un peu au second plan.

Oui, par la force des choses. Je pense qu’il fallait aussi que je prenne du recul, c’était important. Cela dit, je continuais toujours à jouer. Je répétais avec le projet de Camel Zekri autour de Bartók, en solo, avec des musiciens de Nancy…
Mais la soif de connaissance m’a poussé à m’engager dans un cycle d’études. Alors que jusqu’à maintenant toute ma vie était rythmée par la musique, j’ai décidé d’inverser quelque temps les priorités. Quand on est gravement malade, on sait qu’on peut mourir demain, que l’héritage familial ne pousse pas à l’optimisme de ce côté-là, ça change complètement sa vision du monde, de la vie. Tout devient possible. Je me suis autorisé à faire ça. « Profites-en, là tu as du temps, les gens t’appellent moins ! »

J’avais mis un pied dans autre chose que la musique, puis tout s’est enchaîné

J’ai d’abord eu le désir, à la sortie de l’ONJ, de postuler à la direction d’un lieu culturel. Parce que j’ai adoré initier des projets, programmer, soutenir des projets des musiciens, lancer des collaborations en France, en Norvège, à Berlin, avec Chicago, avec des instituts, ambassades, lieux culturels, salles de concerts ou lieux d’art. Je me suis dit que ce serait fantastique que je puisse continuer à développer ce soutien, cette veille. Je souhaitais approfondir le volet politique, administratif, comptable et c’est à ce moment que le Covid est arrivé. Ce temps d’arrêt a été incroyable, très précieux. J’ai donc décidé de me lancer dans ce master en management des organisations culturelles à Paris Dauphine. Beaucoup de travail, mais très enrichissant. Mais après un an passé devant mon ordinateur, Master en poche, j’ai senti que quelque chose n’allait pas. Je me sentais encore plus distancié de la nature, du vivant. Et puis se posait la question, dans ce monde angoissant, d’avoir la capacité de produire de la nourriture, d’acquérir un savoir-faire, de se donner les moyens d’être dans un système plus robuste, selon les mots d’Olivier Hamant. Et c’est là que j’ai décidé de faire du maraîchage. J’avais mis un pied dans autre chose que la musique, puis tout s’est enchaîné.

- Tous vos projets, en dehors de la musique, ont un lien avec l’idée de nourrir.

Oui, exactement. J’ai donc d’abord passé le Brevet Professionnel Responsable d’entreprise agricole. Parce que parler d’écologie, trier ses déchets, ne pas prendre l’avion, c’est formidable, mais je voulais aller plus loin et probablement aussi retrouver ce que j’avais un peu vécu quand j’étais adolescent. Donc la question du maraîchage : comment on cultive un légume, comment ça pousse, comment on le récolte, la question du sol qui est par la force des choses anthropisé, la question du vivant, les problématiques des agriculteurs, etc.
Cultiver c’est bien, mais il faut aussi se nourrir ! Alors j’ai enchaîné avec une formation de boulanger 100 % levain. Parce qu’il y a une chose qui me passionne aussi énormément, c’est la fermentation dans tous ses aspects, dans le pain, dans le vin, dans les légumes, dans les lactofermentations etc. Elle se trouve à peu près partout dans notre quotidien, le beurre, le saucisson… Elle fait aussi partie de l’histoire de notre alimentation. J’ai suivi cette formation longue à l’École Internationale de Boulangerie, une excellente école qui se trouve dans la vallée du Jabron, dans les Alpes-de-Haute-Provence.

- Vous avez obtenu un diplôme ?

Oui, j’ai un Brevet Professionnel. Je voulais aller plus loin que le CAP, et je ne voulais absolument pas travailler la levure, mais travailler dans les règles de l’art avec les procédés au levain. C’est une école assez incroyable, qui est très difficile du fait qu’il y a énormément de choses à apprendre en très peu de temps. Ensuite, pris par le virus du labo, je me suis rendu compte qu’il y avait tout un pan de la cuisine qui m’échappait et j’ai fait l’école Ducasse pendant neuf mois.

- Pour obtenir encore un diplôme ?

Tous ces diplômes, ce n’était pas le but. J’ai eu un BP en Cuisine mention Gastronomie. Ensuite, je me suis dit qu’il manquait quelque chose dans cette histoire : le vin ! Il relie la gastronomie, son histoire, l’agriculture et la fermentation. C’est un mets incroyable, quoiqu’absolument pas indispensable ! J’ai donc commencé par une formation en taille de vigne au lycée agricole de Montmorot, dans le Jura, qui durait deux mois (la taille de vigne est très technique). Puis j’ai enchaîné avec un BTS en Viticulture-Œnologie, que je suis en train de terminer.

Chez moi c’est toujours à partir de croisements, voire de syncrétismes que la création jaillit, mais il faut savoir être patient

- Donc maraîchage, taille, boulangerie, cuisine, œnologie, viticulture. On serait tenté de demander ce que vous voulez en faire.

Il manque aussi un produit maltraité en France : le café (café de spécialité), qui est une véritable passion depuis 15 ans, et que j’ai bien approfondi aussi. On n’est plus dans le circuit court, c’est mon péché mignon, mais il en faut sans doute ! Il n’y a pas forcément de finalité. Je ne fonctionne pas dans cette logique-là, qui devrait être normalement la bonne. Je me lance de manière assez inconsciente et après… on verra. Car si on rationalise, on a toutes les raisons de ne pas s’engager. Chez moi c’est toujours à partir de croisements, voire de syncrétismes que la création jaillit, mais il faut savoir être patient. Et le résultat n’est pas forcément là où on l’attend. Nous vivons dans un monde hyper spécialisé. Que ce soit en science, en art ou dans n’importe quel milieu professionnel, c’est un des problèmes majeurs de notre siècle. Ce manque de dialogue, de porosité est l’objet d’incompréhensions majeures et il limite le champ de vision dans tous les domaines : on ne pense plus global, on pense sectoriel, par conséquent ça dysfonctionne car on n’a pas de vision large.

- Vous voulez dire que c’est autant une question d’être que de savoir-faire ?

Exactement, d’être et de meilleure compréhension du monde. À la fois penser le monde et aussi l’incarner. Le manuel et l’intellectuel ne se confrontent pas, bien au contraire. Donner du sens à ce que l’on fait, comprendre ce que l’on fait et pourquoi on le fait. Parce qu’il faut être cohérent, l’utopie serait de quitter la région parisienne, créer un lieu en milieu rural un peu à la croisée de toutes ces idées, de toutes ces passions, de partager, musique, art compris.

- Vous pensez à une région en particulier ?

Des régions me font de l’œil : le Perche, le sud de la Dordogne dans le Périgord Noir, le Jura que j’ai adoré, la Creuse du côté du plateau de Millevaches, l’Auvergne vers la Chaise-Dieu… et d’autres régions à découvrir.

- Et la musique dans tout ça, qu’est-elle devenue entre 2019 et 2025 ?

En dehors des projets mentionnés tout à l’heure, du côté des enregistrements, trois disques sont sortis en 2023 : le trio avec Daunik Lazro, mon solo aux Instants Chavirés, The Ellipse avec Régis Huby. Quant à mes autres projets, c’est plus diffus, mais par exemple, au mois de mai, à l’initiative de Nage Libre (anciennement Jazz à Poitiers), je vais faire un concert avec le passionnant François Robin, un des meilleurs ouvriers de France en fromage. Ce sera une soirée avec une dégustation de fromages menée par François, qui sort des sentiers battus en matière d’approche de la dégustation, en simultané avec mon solo. Je vais aussi participer à un projet de film expérimental en Bretagne qui est en train de se mettre en place avec Oona Smoon, autour d’une histoire magnifique de sa famille, membre de la diaspora russe, qui a participé à un lieu autogéré dans les années 70-80 dans le sud de la France. Et d’autres choses à réactiver.

Olivier Benoit - Tapas Nocturnes (Nage Libre, 7 mai 2025) © Christian Taillemite

- Tous ces projets réalisés en dehors de la sphère musicale n’ont jamais éteint la musique chez vous, ce n’est pas l’un ou l’autre ? Est-ce que vous voyez quelque chose qui les relie ?

Oui, oui. C’est difficile à verbaliser mais les deux m’habitent en permanence. Effectivement, ma musique est le fruit de ce que je suis. Par exemple, j’avais imaginé un projet musical autour de la question de la fermentation au Japon, qui n’a pas pu se faire. Le Japon et la fermentation, c’est une histoire très forte, millénaire. Les Japonais ont une vision, une conscience, une approche de la fermentation qui est différente de la nôtre, qui est passionnée aussi (certaines sauces soja ont plusieurs dizaines d’années).
Mon approche, qui a toujours été la même, c’est aussi de ne pas forcer les choses, mais de les laisser venir. Si elles doivent se faire, elles se font. Je suis plutôt philosophe.

Le manuel et l’intellectuel ne se confrontent pas, bien au contraire. Donner du sens à ce que l’on fait, comprendre ce que l’on fait et pourquoi on le fait

- Sans revenir sur l’ONJ, parce que ce n’est pas le but de notre entretien, si vous fermez les yeux, spontanément, qu’auriez-vous envie de faire écouter en premier à quelqu’un qui ne le connaît pas ?

Je commencerais par le premier morceau d’Europa Paris, je m’en souviens comme si c’était hier ! Il y avait beaucoup de pressions à ma nomination, j’avais eu droit à un « Voici le nouveau directeur de l’ONJ, vive le jazz, vive Fukushima ». J’ai été beaucoup attaqué par quelques réactionnaires du jazz, accusé de ne pas faire du « vrai » jazz, accusé aussi d’être dans les petits papiers du Ministère alors qu’ayant évolué dans les milieux alternatifs je ne suis pas vraiment le produit d’un tel système ! France Culture – avec pour invités, Bernard Henri Levy et Buren ! – m’a demandé de réagir à la polémique ! Les réactions de BHL et Buren étaient assez drôles d’ailleurs. À l’inverse, j’ai été beaucoup soutenu par la jeune génération, qui est montée au créneau sur les réseaux sociaux et qui était présente en force lors de la première ; heureusement qu’elle était là. C’est dire si la pression de ce premier concert a été forte ! Ce premier morceau qui a une certaine solennité, avait une saveur toute particulière ; entendre la première note a été une libération, c’était parti ! Ensuite, toutes les polémiques se sont tues, les contestataires ont peut-être été rassurés par la qualité de l’orchestre et par le projet artistique, je ne sais pas. En tout cas, j’étais tranquille de ce côté-là.

- Nous sommes en mars 2025, comment vous sentez-vous dans ce monde bizarre ?

Bah tout va mal, mais je prends l’existence avec philosophie, au jour le jour. Nous ne sommes que de passage, j’en suis particulièrement conscient depuis ma maladie. Savourer chaque moment, où les choses se déroulent à peu près sereinement est une victoire. Ça peut être une minute, une heure, une journée, une semaine. Effectivement, il faut se raccrocher à des choses dans le monde dans lequel on évolue en ce moment et le vivant (la nature) en fait encore partie.

- Rendez-vous à la prochaine victoire dont vous ne manquerez pas de nous parler ?

Oui, j’ai parlé de victoire, mais finalement, ce n’est pas un mot que j’emploierais. C’est comme quand on est malade, on vous parle beaucoup de combat, mais je n’ai jamais été en accord avec cette terminologie. Parce que ce n’est surtout pas dans la « violence » ou la lutte qu’on trouve son salut. C’est dans le fait de réussir à se retrouver avec soi-même et ce qui reste de vie en soi, quelle qu’en soit l’issue, d’être vivant tout simplement.