Scènes

Le Sun Ra Arkestra boucle la boucle

Nancy Jazz Pulsations fête ses 50 ans # Chapitre IX – Chapiteau de la Pépinière, samedi 21 octobre – Thomas Dutronc / Sun Ra Arkestra / Création « Where Do We Go From Here » (Michael League).


Clap de fin pour Nancy Jazz Pulsations 2023. La soirée de clôture, avec sa triple affiche, s’est révélée copieuse, même si la création des 50 ans orchestrée par Michael League n’a peut-être pas tenu toutes ses promesses. Il n’en reste pas moins qu’après le concert de Thomas Dutronc et ses chansons aux couleurs d’un jazz sur lequel plane l’ombre tutélaire de Django Reinhardt, c’est un Sun Ra Arkestra toujours aussi multicolore qui a débarqué de sa planète. Le groupe était de retour après sa venue désormais légendaire lors de la première édition de NJP en 1973.

Selon un principe en vigueur du côté de chez Citizen Jazz, nous ne rendons pas compte d’un concert lorsque des restrictions (telle une validation exigée par les agents d’un artiste) sont imposées à la publication de photographies. C’est pourquoi on entrera directement dans le vif du sujet, celui de la soirée de clôture au Chapiteau de la Pépinière avec le surgissement en scène multicolore et un peu fou des membres du Sun Ra Arkestra, déguisés et brillant de mille feux comme il se doit, tous bien décidés à célébrer une fête au plus près de ce qu’elle avait pu être lors de leur venue en 1973. Bien sûr, le maître Sun Ra n’est plus là depuis belle lurette (il a rejoint son Outer Space en 1993) et son fidèle lieutenant Marshall Allen (99 ans au compteur, s’il vous plaît) n’a plus la force de se produire sur scène, ce qu’on comprendra aisément. Mais il reste cette formation unique en son genre, qui est en quelque sorte devenue son propre tribute band. Sun Ra Arkestra, c’est une histoire du jazz en elle-même, totalement singulière, avec ses moments de petite folie dissonante, avant son retour inopiné à une formulation plus conventionnelle, celle par exemple d’un super big band qui vous embarquera par exemple avec un « Hocus Pocus » de Fletcher Henderson magistralement exécuté ; ce sont aussi ses extravagances vestimentaires et scéniques (on peut même faire la roue devant un public qui n’en demande pas tant), ses envolées cosmiques à grand renfort de synthétiseur, ses embardées free (qui n’ont pas manqué de provoquer la fuite d’une partie du public venu pour celui qui les précédait), son caractère faussement désordonné et la capacité des musiciens à se retrouver unis comme les doigts de la main, en un clin d’œil. Le groupe (à défaut de ses membres) était présent ici-même en 1973 ; il n’a pas manqué de revenir pour fêter les 50 ans de NJP. La boucle est bouclée, en somme. C’est une belle marque de fidélité et de confiance, en même temps qu’une incitation à nous faire comprendre que dans cet espace cosmique qui lui appartient, Sun Ra veille sur nous tous.

Sun Ra Arkestra © Jacky Joannès

Where Do We Go From Here ? Telle était la question à laquelle a dû tenter de répondre Michael League, leader du groupe Snarky Puppy que Nancy Jazz Pulsations a été l’un des premiers à défendre et programmer, lorsque Thibaud Rolland lui a demandé d’orchestrer une création spéciale pour les 50 ans du festival. Un drôle de pari pour celui qui était déjà présent sur scène avec son groupe emblématique l’an passé à l’occasion du concert de clôture. Pas question pour lui de se tourner vers le passé, mais plutôt d’imaginer à quoi pourrait ressembler le jazz du futur. On imagine volontiers le casse-tête… « Je pressens, peut-être pour la première fois, que le jazz à venir sera différent de celui que nous avons connu et qu’à nouveau, être musicien de jazz pourra vouloir dire être tendance ». Un propos que l’Américain nous avait tenu lors d’un entretien au mois de juillet et qui va se matérialiser sous la forme d’un « super groupe » international et paritaire avec autour de lui, six musiciennes et six musiciens [strong]. Il faut aussi savoir que deux défections de dernière minute (Lionel Loueke et Antonio Sanchez) ont imposé le recours in extremis aux frenchies Pierre Perchaud et Anissa Nehari qui ont dû s’approprier le répertoire la veille. La France est d’ailleurs bien représentée puisque on repère aussi dans les rangs Thomas de Pourquery et Anne Paceo.

Where do we go from here ? © Jacky Joannès

Alors, au bout du compte, a-t-on pu entrevoir hier soir les contours de ce jazz à venir ? D’un point de vue formel, sans doute pas car la musique jouée est bien celle du présent (chaque protagoniste étant venu avec une composition personnelle co-arrangée avec Michael League et jouée par le groupe) et ne se distingue de ce fait pas de la production musicale actuelle, quelles qu’en soient les qualités. Mais dans les intentions affirmées par ce all stars d’un soir, peut-être. C’est la volonté d’une ouverture en grand à des influences venues du monde entier, dont le brassage est la première source de richesse ; c’est la présence des femmes à un niveau équivalent à celui des hommes ; c’est un humanisme nécessaire à la survie de nos sociétés. Il y a aussi la place importante du chant, celles de ces voix (dont celle de Michael Mayo, assez envoûtante il faut bien le dire) qui expriment la même volonté d’union. Voilà pour dire en quelques mots ce qui s’est joué hier soir, dans un climat somme toute apaisé où se sont enchaînées des prestations parfois disparates, mais toujours servies par un collectif désireux de faire passer un peu de lumière dans la grisaille du monde. « Where Do We Go From Here » n’aura probablement pas été le moment musicalement le plus intense de cette édition de Nancy Jazz Pulsations qui aura embrassé des horizons multiples durant deux semaines, mais on devra en souligner la réelle générosité et les promesses pour demain.

NJP 2023, une histoire qui prend fin, en attendant l’année prochaine…