Entretien

Olivier Benoit

A moins d’un an de la fin du mandat, un état des lieux avec Olivier Benoit de cette période hautement créative

Le temps a passé depuis le moment où le guitariste Olivier Benoit a été nommé à la tête de l’Orchestre National de Jazz. En octobre 2013, quelques semaines avant sa prise de fonction, il avait accepté de répondre à nos questions. A moins d’un an de la fin du mandat, nous avons souhaité faire avec lui un état des lieux de cette période hautement créative, parler des ultimes rendez-vous de l’orchestre, mais aussi l’entendre sur sa vision à plus long terme de l’institution, alors même qu’on assiste à une remise à plat de toutes les politiques culturelles. L’occasion également d’évoquer, sans amertume mais avec beaucoup de lucidité, la brutalité que peut représenter une telle fonction pour un artiste. Rencontre avec un musicien entier et très attaché à l’ONJ et à son devenir.

- Nous avions réalisé une interview lors de votre nomination à la tête de l’Orchestre National de Jazz (ONJ), nous pourrions en faire le bilan trois ans après, mais vous voilà prolongé de six nouveaux mois, jusqu’à la fin 2018...

Exactement, la première prolongation de six mois de janvier à juin, suite à des problèmes personnels, a permis de finaliser les projets en cours, comme Oslo par exemple, et la seconde prolongation est liée au désir du Ministère de la Culture de repenser le projet de l’ONJ. Donc, pour avoir le temps de la réflexion, il m’a été demandé de rester six mois supplémentaires.

- Est-ce que ces six ultimes mois permettront la mise en place de nouveaux projets ?

Non, ce sont six mois qui vont permettre de diffuser les projets en cours. Chicago, qui va naître le 27 janvier 2018 dans le cadre de Sons d’Hiver et qui sera joué dans la foulée à Orléans et la rencontre avec l’ensemble Multilatérale, un superbe orchestre de musique contemporaine ainsi qu’un très bel ensemble vocal qui s’appelle Les Métaboles et cinq musiciens de l’ONJ. Ceci naîtra en juin 2018. C’est un projet très important pour moi parce que je pense qu’il pose les bases de l’avenir de ce que pourrait être un orchestre national de jazz...

C’était jusqu’ici un orchestre d’un certain nombre de musiciens (une petite douzaine depuis quelques années pour des raisons notamment budgétaires, pour permettre d’assumer les coûts des voyages, etc.). On est dans une situation où les grandes formations coproduisent souvent leurs propres concerts. C’est une réalité économique pour tous les orchestres existants, y compris en musique baroque ou classique. Ce projet de croisement de plusieurs ensembles et de plusieurs esthétiques ouvre une perspective sur la musique contemporaine que je trouve essentielle. De fait, on voit que les musiciens de jazz s’intéressent à ces musiques. On sait que la musique contemporaine a toujours été une influence très forte dans la musique de jazz depuis les années 70. Mais ce projet-ci, c’est concrètement un développement de cette direction via une rencontre avec un exceptionnel ensemble dirigé par Yann Robin. Cette rencontre se fera sous la direction de Léo Warynski, un chef qui travaille très régulièrement avec les Métaboles. La composition sera confiée à Raphaël Cendo.

ONJ Olivier Benoit

- Mais vous aviez déjà intégré des compositeurs de musique contemporaine sur Europa Rome ?

C’est vrai, j’avais fait appel à Andrea Agostini qui est italien et Benjamin de la Fuente, qui est un ancien pensionnaire de la Villa Médicis. C’était une démarche pas si courante, notamment parce qu’on a pris le temps de travailler avec ces compositeurs. On a pu se le permettre, et je crois que le disque Europa Rome a marqué les esprits.

- Justement votre nomination, quelque part, favorisait les nouvelles esthétiques et les nouveaux langages du jazz. Est-ce que créer la maison de disques, favoriser les petites formes des musiciens de l’orchestre contribuait déjà à préfigurer son avenir ?

Le conseil d’administration se posait déjà la question du futur de l’orchestre, il se la pose d’ailleurs à chaque mandat. Quant on se porte candidat, on présente un projet conforme au cahier des charges, évidemment. Les petites formes, c’est une chose qui s’est développée durant mon mandat, je ne suis pas certain que cela se poursuive... En revanche j’ai envie de défendre l’idée que l’ONJ puisse fonctionner comme n’importe quel ensemble, c’est-à-dire qu’il puisse être à géométrie variable. Le nœud de l’avenir, c’est que les musiciens retenus ne soient sollicités qu’en fonction des besoins, des désirs, des projets, comme cela se fait dans tous les ensembles, ou en théâtre ou en danse : c’est comme ça.

- Un système de sociétaires, en quelque sorte !

C’est un très bon exemple. Mais à la différence qu’on ne peut pas engager les musiciens à plein temps : ils sont donc intermittents, c’est paradoxal. Je pense qu’à l’avenir, les musiciens seront sollicités en fonction des projets, des collaborations, que ce soit avec d’autres musiciens, des chorégraphes en fonction des besoins artistiques ! On peut avoir besoin de quatre musiciens pour un spectacle de danse sans la nécessité de convoquer tout le monde, c’est assez évident. L’ONJ accompagnerait la création, la collaboration, ce qui permettrait de le sortir du cadre dans lequel il est actuellement.

Olivier Benoit

- Est-ce que ce serait un abandon du grand format ?

Non, je ne pense pas. Le grand format reste un constituant important. Mais il faut que ça s’avère pertinent. S’il faut une dizaine de musiciens, l’ONJ peut et doit encore se permettre de promouvoir les grandes formations.

- Quand vous avez été nommé, le projet était clairement européen. Vous parlez maintenant de Chicago. Pourtant, on a le sentiment que c’est une ville qui est depuis le départ intégrée dans votre réflexion...

Le cahier des charges me demandait d’intégrer une réflexion sur l’Europe. Mon idée était de s’implanter dans chaque ville, après une série de repérages. Ces résidences itinérantes se sont mises au point, mais depuis longtemps j’avais prévu de traverser l’Atlantique. J’avais d’abord pensé à New York via une commande à David Lang, mais ce n’était pas possible pour des raisons de calendrier. Il y a eu également l’idée de la Nouvelle-Orléans, dans le contexte des 100 ans du jazz en Europe... Ces hommages sont importants, l’ONJ avait sans doute son mot à dire, c’était dans mes projets... Mais si dans l’idée, ça pouvait sembler fabuleux, la concrétisation était tout autre. Le projet s’est avéré trop complexe à porter, j’ai préféré que l’on se concentre sur Europa.

Mais je n’ai pas abandonné l’idée de travailler avec les Etats-Unis et Alexandre Pierrepont de The Bridge m’a sollicité. Je voulais un projet construit, je lui ai parlé de ma volonté de choisir un artiste de Chicago pour travailler avec l’orchestre. On a beaucoup échangé, et nous avons choisi le batteur Mike Reed. En regard de mon projet, je me sentais évidemment plus proche de Chicago que de la Nouvelle-Orléans, quoique ça m’aurait vraiment beaucoup intéressé de porter un regard sur le berceau du jazz. Mais il aurait fallu prendre beaucoup de temps pour trouver la bonne personne, le bon interlocuteur. Or ce temps, je ne l’avais pas.

Je regarde les formes, les courbes, les usages de la ville.
Mon intérêt pour l’architecture transparaît dans ma musique, mais tout ce qui me passionne doit y transparaître, du design au café !

- Il y a eu, Paris mis à part, Berlin et Oslo que vous avez auscultées ; comment prend-on la pulsation d’une ville, notamment lorsqu’on est passionné d’architecture ?

Ma démarche de départ n’est absolument pas intellectuelle. Sur ma partie créateur, je fonctionne sur le sensible. C’est le moteur central, y compris pour la musique que j’écoute. Est-ce que ça me touche ou pas ? C’est un processus basique : je pars une semaine, je me perds dans la ville, je ne prends ni plan, ni guide... Oslo par exemple a été d’une facilité déconcertante : je n’avais qu’un contact, le premier soir j’arrive, je dîne avec cette personne, et le soir mon carnet d’adresses était plein ! Cette personne n’était pas du tout dans le jazz...

Je regarde les formes, les courbes, les usages de la ville. Mon intérêt pour l’architecture transparaît peut-être dans ma musique, je ne sais pas, mais tout ce qui me passionne doit y transparaître, du design au café !

- Vous avez été membre de l’ONJ en tant que musicien sous la direction de Paolo Damiani en 2001, sur une courte période. Qu’est-ce qui y a changé durant ce laps de temps ?

J’ai vécu des moments formidables en 2001, et pourtant je ne suis resté qu’un an ! C’est ce que je dis aux musiciens, et sans être moraliste : vous vous souviendrez encore de ce qu’on a vécu là dans dix ans, et peut-être même davantage. L’institution, quant à elle, n’a pas changé ; elle est toujours très complexe, puisque c’est la seule institution de ce genre dans le jazz et que les musiciens de jazz sont souvent considérés comme indépendants, voire individualistes. Les musiciens ne sont pas salariés, ils ne sont pas comme dans un orchestre symphonique et ils doivent aussi développer leur carrière. Un musicien de jazz sait qu’il va développer sa carrière sur son nom, et donc décrocher des cachets, donc survivre. C’est le paradoxe...

Ce qui a changé, c’est que de directeur musical, on est passé à directeur artistique. Ça signifie que les missions ne sont plus seulement de diriger un orchestre, mais de développer les partenariats, ce que j’ai fait à Berlin ou à Oslo. C’est aussi développer le label, et ce n’est pas rien car ce sera quasiment quinze albums en fin de mandat ! Emmanuelle Rogeau et Suheyla Burc, qui ont pris ça en main, ont fait un travail formidable. Et puis développer les petites formes, ce que j’ai souhaité dans le projet depuis le départ. C’est beaucoup d’énergie, ça aussi.

Duo Sophie Agnel-Olivier Benoit

- Christophe Monniot intègre l’ONJ, c’est une surprise. Comment expliquer ce choix ?

Christophe Monniot est un musicien incroyable, qui allume des lumières dans les yeux à bon nombre de musiciens dans et hors l’ONJ. Il a effectué un remplacement lors d’un concert, et ça a été une sorte de coup de foudre. Pas uniquement personnel, mais avec des musiciens de l’orchestre. C’est une personne précieuse, qui en prime est ravie de jouer dans cet orchestre. Il a joué à Brest, notamment, et ça restera un souvenir marquant. Il est de ces musiciens qui remettent la musique au centre du propos, et ça fait du bien, ça remet aussi face à la question du désir. Quand il a joué, j’ai entendu du désir, de l’émotion et du plaisir.

C’est beaucoup de solitude. C’est la première chose qu’on apprend.
On est très sollicité, aidé par son équipe, mais aussi très seul.

- Lorsqu’il sera temps de passer la main, à votre remplaçant ou remplaçante, que lui donnerez vous comme conseil ?

J’ai envie de l’aider. Daniel Yvinec m’a aidé, mais le contexte était sans doute différent. Il y avait un directeur général qui faisait le lien. J’essaie d’être force de proposition pour l’après, vis-à-vis du conseil d’administration. Tant sur ma vision de la situation actuelle que sur les orientations futures. Etre nommé à un tel mandat, c’est aussi un enjeu très politique. On est mis au ban, vilipendé parfois... Certes par un microcosme qui nous considère comme illégitime, mais c’est quelque chose que l’on prend de plein fouet et pour lequel il faut être préparé. On devient un peu une personnalité politique à une toute petite échelle, on joue un rôle à la fois institutionnel et publique. Lorsqu’un artiste dirige un orchestre dans un milieu donné, cela a un impact dans ledit milieu. Qui plus est quand c’est le seul orchestre national, qui a beaucoup d’argent par rapport à ses collègues du jazz. C’est beaucoup de solitude. C’est la première chose qu’on apprend. On est très sollicité, aidé par son équipe, mais aussi très seul. Il faut construire les projets, se battre pour toutes sortes de choses. C’est ce à quoi il faut se préparer.

- Comment voyez-vous votre après-ONJ ? Comment ces années vous ont-elles changé ?

Je fais un constat : je n’aurai plus de structure car j’ai quitté Muzzix. Progressivement depuis les années 90, de « simple » musicien, je suis devenu porteur de très gros projets Je ne me vois pas remonter une nouvelle structure, d’autant que je trouve que la situation économique s’est assez dégradée. J’aimerais peut-être prendre la direction d’un lieu, d’une structure pour favoriser l’émergence et le développement de formations, de projets, qu’ils soient musicaux ou pluridisciplinaires. C’est une grande question. Evidemment, un passage à la direction de l’ONJ vous change ! J’ai mûri ! Je rêverais de refaire Feldspath... Ça a failli se faire en Colombie cette année !
En dehors des projets de l’ONJ, c’est une des œuvres les plus abouties que j’ai pu mener et je rêve parfois de ce genre de choses. Pourtant lorsqu’on regarde une fédération comme Grands Formats [1] avec ses plus de 60 membres, on s’aperçoit qu’il y a toujours une envie et des gens structurés pour la faire vivre, malgré les contraintes économiques.
C’est ce qui maintient l’envie, finalement. Il faut toujours faire confiance à cela.

par Franpi Barriaux // Publié le 14 janvier 2018

[1L’administratrice et plusieurs membres sont passés dire bonjour durant l’interview, NDLR.