Scènes

Pat Metheny ou les rêveries du guitariste solitaire

Nancy Jazz Pulsations 2024 # Chapitre III – Vendredi 11 octobre, Opéra National de Lorraine : Pat Metheny Dream Box / Moondial Tour.


Opéra de Nancy 8:30 PM © ID-B

L’Opéra de Nancy affiche complet depuis longtemps. Il faut dire que celui qu’on peut considérer désormais comme une légende vivante de l’histoire du jazz, du moins celle de la seconde moitié du XXe siècle, sous ses formes les plus diverses, s’apprête à monter seul sur scène. Pat Metheny fait étape à Nancy dans le cadre de sa tournée « Dreambox Moondial », titre de ses deux récents albums en solo.

Dix ans que Pat Metheny n’était pas venu à Nancy. Il faut remonter en effet au mois de juin 2014, lorsque le guitariste était venu se produire pendant plus de trois heures Salle Poirel avec son Unity Group, où s’illustrait notamment Chris Potter, pour retrouver une trace de son passage en Lorraine. Mais cette fois, l’Américain est seul, c’est d’ailleurs le concept d’une tournée qui prend appui sur ses deux récents albums en solo : Dreambox et Moondial. Seul ? Ce n’est peut-être pas la meilleure manière de présenter un concert qui va durer deux heures et permettre à Pat Metheny de passer en revue bon nombre de ses souvenirs musicaux, depuis les années 70 et sa collaboration avec Gary Burton. À 70 ans et plus de 50 disques au compteur, en leader, en solo ou avec d’autres grands (Charlie Haden, Michael Brecker, Jack DeJohnette, Steve Reich, Herbie Hancock, Joshua Redman, Brad Mehldau, Ornette Coleman, Milton Nascimento… arrêtons là cette liste étoilée), il est à la tête d’un véritable patrimoine dans lequel il peut puiser en toute tranquillité et faire la démonstration des esthétiques multiples dont il a su parer l’écrin de son parcours musical : jazz, free jazz, folk, rock, country, musique brésilienne, musique contemporaine.

Non, Pat Metheny n’est pas venu seul : on s’aperçoit au fil des minutes qu’il est entouré d’un nombre impressionnant de guitares aux formes et sonorités variées, électriques ou acoustiques (parmi lesquelles l’étonnante Pikasso et ses 42 cordes spécialement créée pour lui), dont certaines ne feront qu’un passage éclair au cours de la soirée. Sans parler de quelques pédaliers auxquels il aura recours de plus en plus souvent pour enregistrer des boucles, ni d’un féérique compagnon de dernière minute.

Même si l’on ne doute pas un seul instant du caractère très professionnel et millimétré du spectacle offert, on s’étonne de trouver un Metheny bavard, prenant le temps de raconter sa propre histoire, de relater ses souvenirs d’enregistrement avec Charlie Haden, d’expliquer comment il a découvert la guitare baryton grâce à un voisin chiropracteur et garagiste qui en fabriquait pour son propre usage et lui confiera quelques secrets d’accordage qu’il saura mettre à profit des années plus tard. Tout cela est plutôt détendu, on a vraiment le sentiment que le guitariste prend beaucoup de plaisir à des évocations (en anglais, évidemment, même s’il est marié à une Française depuis plus de 30 ans) dont il semble s’étonner lui-même, n’ayant que très rarement dit autre chose à son public qu’un simple « merci beaucoup ».

Le scénario agencé par Pat Metheny est parfaitement ficelé : il commence par le registre intime, avec pour guitare celle qu’il avait utilisée à l’occasion de l’enregistrement de Beyond The Missouri Sky (1996) en duo avec Charlie Haden, dont il interprétera plusieurs titres en commençant par « Waltz For Ruth ». La musique s’écoule, paisiblement, des échos de « Minuano » se font entendre. On s’apprête à vivre deux heures dans une ambiance sur le ton de la confidence, aux accents parfois nostalgiques - c’est toute une vie qui défile - et en tous points conforme à celle qui prévaut sur le récent Moondial. C’est sans compter sur le sens du rebondissement du guitariste. Changement de guitare, toutes cordes métalliques malmenées dans une chevauchée débridée et nous voici au cœur de sa musique la plus expérimentable et free. Les oreilles n’ont qu’à bien se tenir, avant que les yeux ne se régalent du défilé des guitares qui va suivre ; c’est un véritable ballet dont l’étoile est ce soir la guitare baryton, ennemie des bassistes qui voient en elle une concurrente déloyale (c’est du moins ce que Metheny explique). On entend « Here There And Everywhere » (Beatles), « The Girl From Ipanema » ou « Corcovado »… Le temps passe très vite du fait d’une mise en scène alerte et d’une technique époustouflante déployée dans un large sourire.

Et alors que certains pensaient peut-être en avoir terminé, voici que le rideau se lève au fond de la scène pour dévoiler une version réduite de l’Orchestrion où dominent les percussions. Mention spéciale pour deux mini cymbales qui accompagneront le jeu de Metheny, complices taquines d’un moment solaire. Ce n’est pas fini : d’autres guitares font leur apparition et la fête continue, dans une évocation de ce qui fut le Pat Metheny Group. Lyle Mays n’est plus là, mais sa présence est subliminale. Il faudra deux rappels, avec une conclusion en toute intimité acoustique, pour que la musique s’arrête après plus de deux heures. Il va sans dire que le public de l’Opéra de Lorraine a succombé au charme d’un grand monsieur et de sa féérie.

Pat Metheny © Christophe Charpenel