Scènes

Pat Metheny Unity Group à la Salle Poirel (Nancy)

En prélude à sa prochaine édition, en octobre, Nancy Jazz Pulsations proposait le 7 juin 2014 un grand spectacle de près de trois heures en invitant le guitariste américain et son Unity Group. Avec un invité un peu particulier nommé Orchestrion.


Le public était conquis d’avance : il s’est levé dès l’entrée, seul en scène, de Pat Metheny. Le guitariste, qui n’avait pas joué à Nancy depuis son concert en trio avec Roy Haynes et Dave Holland en 1990, n’a pas manqué son retour en offrant un spectacle haut en couleurs de 2h45mn sans pause. Aux côtés des musiciens, un drôle d’invité appelé Orchestrion.

Pat Metheny © Jacky Joannès

Salle Poirel, 7 juin 2014. Pat Metheny entre en scène, presque sur la pointe des pieds. Seul avec les 42 cordes (et les deux manches) de sa guitare Pikasso, il donne le coup d’envoi d’une soirée qui va ravir un public nombreux. On va s’émerveiller de la longue prestation (près de trois heures) assurée par ce musicien à la renommée mondiale et ses musiciens aguerris… avant de découvrir un drôle d’Orchestrion.

Bientôt un trio rejoint Metheny sur la scène : Chris Potter aux saxophones, à la clarinette basse et à la flûte ; Ben Williams à la contrebasse et Antonio Sanchez à la batterie. Rythmique surpuissante et lyrisme des anches pour servir une musique parfois décriée : certains, face au mélange des genres, lui reprochent son jazz parfois easy listening, oubliant la richesse de ses expériences et la multiplicité de ses influences parmi lesquelles celle, bien perceptible, d’Ornette Coleman. Embarquement pour un spectacle au long cours empreint d’une réelle générosité. La soirée se déroule en deux temps sans pause : le quartet passe en revue des compositions provenant notamment de l’album Unity Band publié il y a deux ans (« Come And See »), ou remontant à un passé plus lointain (« 80/81 », « James »). Et c’est après avoir exprimé en quelques mots tout son plaisir de retrouver la ville de Nancy et la belle salle Poirel que Pat Metheny va lever le voile (ou plutôt le rideau) sur un mystérieux compagnon de scène, son limonaire des temps modernes.

Il faut avoir vu au moins une fois la machinerie complexe de l’Orchestrion [1] qui, difficile à décrire en détail, occupe tout le fond de la scène, avec ses bouteilles plus ou moins remplies d’eau comme de drôles de tuyaux d’orgue, son accordéon, son vibraphone (celui de Gary Burton), son métallophone, ses cymbales (offertes par Jack DeJohnette) et d’autres sources sonores que Metheny pilote depuis sa guitare. Car l’Orchestrion n’est pas un robot mais un instrument, certes fantasmagorique, qui recourt aux technologies les plus modernes et requiert un savoir-faire particulier. C’est pour le guitariste un défi que de jouer en même temps des notes qui seront exécutées par l’Orchestrion et d’autres perçues par le public comme émanant de la guitare. On peut se dire qu’un tel dédoublement risque de donner un résultat sans âme ; on peut aussi penser que le disque sert mal sa cause en l’amputant de sa nécessaire dimension visuelle. Car l’Orchestrion est plus qu’un conglomérat faussement hétéroclite d’instruments : c’est d’abord un grand spectacle, et c’est ce qui fait son charme.

Un cinquième musicien s’est installé au piano, tout au fond de la scène, masqué en partie par le décor complexe qui vient d’apparaître : Giulio Carmassi, également chanteur et trompettiste, soit une palette de couleurs supplémentaires dans un ensemble qui n’en manque pas. Le Pat Metheny Group interprète une grande partie de sa dernière production, l’album Kin <->. Les yeux sont sollicités autant que les oreilles, des voyants s’allument à droite, à gauche, ici une cymbale est prise de frénésie, là le vibraphone se met à jouer, on finit par ne plus savoir qui fait quoi et c’est aussi bien. A-t-on besoin d’être un fin cuisinier pour goûter la saveur d’un plat ? Le groupe est habité d’une frénésie contagieuse. Au cœur de ce grand show parfaitement maîtrisé, Pat Metheny, très en verve, change souvent de guitare et entame une série de duos – on devrait plutôt les qualifier de joutes – avec chacun des musiciens, le plus réussi étant celui qu’il engage avec Chris Potter dans une version époustouflante de « Solar » [2] L’occasion de souligner le jeu flamboyant du saxophoniste, magnifique du début à la fin de la soirée.

Cette mise en scène fastueuse pourrait s’avérer un peu vaine, voire démonstrative : s’il est vrai que les cinq musiciens font souvent assaut de virtuosité, parfois jusqu’à l’excès (c’est le cas d’Antonio Sanchez dont le déferlement envahit l’espace jusqu’à la saturation), on retient surtout la puissance de l’ensemble et sa sincérité visible : les musiciens « mouillent la chemise ». Le public le sait, le sent et le lui fait comprendre en applaudissant chaque chorus avec enthousiasme. Le temps a passé sans qu’on s’en rende compte. La salle est debout, les yeux brillent. Le groupe revient pour une belle version de « Are You Going With Me », dont le thème est exposé à la flûte par Chris Potter. Nouvelle salve d’applaudissements, nouvelle standing ovation. La fête n’est pas terminée pour autant, puisqu’en ultime rappel, Pat Metheny revient seul sur scène, bouclant ainsi la boucle, pour jouer un long medley acoustique dont les premières mesures chantent « Minuano ». Cette fois c’est fini. On remercie les musiciens d’avoir osé ce spectacle total, ainsi que l’équipe de Nancy Jazz Pulsations qui a orchestré cette rencontre somme toute féerique.

par Denis Desassis // Publié le 16 juin 2014

[1Précisons que cet instrument pas comme les autres n’est pas une invention de Pat Metheny. Le terme désigne tout appareil capable d’évoquer l’orchestre, et dont le son provient habituellement de tuyaux ou d’instruments à percussion. Le guitariste en a créé une version contemporaine faisant appel à l’électronique et à l’informatique.

[2Pour l’anecdote, cette composition de Miles Davis parut sur l’album Walkin’ en 1954, année de naissance de Pat Metheny.