
Wajdi Riahi, Le Cri du Caire : transes jazz
Nancy Jazz Pulsations 2024 # Chapitre VI – Mardi 15 octobre, Théâtre de la Manufacture : Wajdi Riahi Trio, Le Cri du Caire.
On ne saurait rêver soirée plus envoûtante. Le public venu en nombre au Théâtre de la Manufacture s’est laissé emporter par la musique du jeune pianiste Wajdi Riahi, avant que le trio Le Cri du Caire ne l’ensorcelle par son chant sublimé. Jazz et transe, unis pour le meilleur, étaient au rendez-vous de Nancy Jazz Pulsations.
Notre collègue Franpi Barriaux n’avait pas manqué de souligner au début de l’année toutes les promesses du Wajdi Riahi Trio, à l’occasion de la parution d’Essia, son deuxième album en trio. Promesses largement tenues par un concert dont la tension ne s’est jamais relâchée, porté avec beaucoup d’élégance et de maîtrise par le jeune pianiste tunisien qui affiche un sourire qu’on sait être celui de la joie profonde d’être présent en musique, à chaque instant. Wajdi Riahi est entouré de Basile Rahola à la contrebasse et de Pierre Hurty à la batterie, ce dernier étant par ailleurs son partenaire au sein du quartet de la violoncelliste Adèle Viret, qui vient de publier sur le label Lézards Inouïs un très beau Close To The Water. Le trio, parfaitement en place, possède la capacité d’échafauder des scénarios dont le temps long d’élaboration est le meilleur allié. Ici, l’urgence ne commande pas : tout peut commencer par la suggestion d’un rythme délicatement marqué du bout des doigts sur chacun des instruments, avant que ne se fasse entendre une mélodie aux accents introspectifs. Petit à petit, une irrépressible fièvre rythmique monte, entêtante et obstinée. On s’émerveille du travail de coloriste du batteur, de la présence discrète mais ferme du contrebassiste, tout autant que de la scansion de la main gauche du pianiste et des échappées lyriques de sa main droite. Wajdi Riahi chante aussi, d’une voix douce et rêveuse. Tels sont les ferments d’une forme de transe, qui parviendra à son apogée avec l’interprétation de « Hymn To Stambeli », tel un rite de possession issu de la tradition tunisienne et proche des gnawas marocains. Et quand le pianiste, seul sur scène, joue et siffle en même temps le bref « Nawres » dédié à sa sœur, on retient son souffle, saisi par l’émotion. Une heure vient de s’écouler, on n’a pas vu le temps passer.
- Wajdi Riahi © Jacky Joannès
Il ne faut que quelques secondes et la première élévation d’un chant venu du mystère pour comprendre qu’un moment hors du commun attend le public du Théâtre de la Manufacture. Le Cri du Caire est un trio qui procède par envoûtement et sait élever sa musique à l’esthétique singulière (une combinaison plutôt inédite associant la voix de l’Égyptien Abdullah Miawy, le violoncelle de l’Allemand Karsten Hochapfel et le saxophone ténor du Britannique Peter Corser) au plus haut niveau d’exigence, sans se livrer à la moindre concession ni verser dans un pathos superflu. Il n’est pas question chez les trois musiciens de séduction, mais bien d’un appel puissant qui touche l’âme au plus profond. Ce que nous avions d’ailleurs souligné lors de la parution de leur disque publié chez Airfono en 2023. Et pour bien comprendre de quoi il est question ici, il faut se rappeler la ville du Caire et les slogans libertaires hostiles au régime en vigueur au début des années 2010. Sans oublier l’occupation de la place Tahrir qui allait devenir le symbole de la révolution de 2011 et susciter l’émergence d’un mouvement de dénonciation artistique dans la capitale égyptienne. Abdullah Miniawy, dont nous avions souligné le travail en 2018 lors d’une collaboration avec le guitariste Hasse Poulsen et… Peter Corser sur l’album Sigh Fire, en est l’une des voix les plus emblématiques : ce poète, chanteur, slammeur (qui propose la traduction en français de ses textes sur son site internet), fait surgir en puisant au plus profond de son histoire personnelle le mystère et la spiritualité du chant Sufi. On ne comprend pas tout dans l’instant. Peut-être, mais quelle importance ? Nous sommes au-delà des mots, dans cet espace infini et mystique dont le violoncelliste (présent ici même il y a un an au sein des Rhythms of Resistance de la flûtiste franco-syrienne Naïssam Jalal) et le saxophoniste sont les autres architectes, porteurs d’une créativité exceptionnelle. La pulsion tenace des cordes, les incantations circulaires du saxophone (qui saura aussi devenir instrument de percussions), leurs unissons aussi, entrent dans un processus de fusion brûlante avec la voix magnétique du chanteur. Le Cri du Caire a fait se lever la salle qui lui offre un triomphe mérité. Il est rare qu’on ait la conscience directe du moment vécu. Le Cri du Caire – un Cri du Cœur - a été l’artisan d’un tel accomplissement. Ce concert restera, sans le moindre doute, comme l’un des plus marquants de l’édition 2024 de Nancy Jazz Pulsations.
- Abdullah Miniawy © Jacky Joannès