Scènes

Kahil El’ Zabar, Toku All Stars : souffles de jazz

Nancy Jazz Pulsations 2024 # Chapitre V – Lundi 14 octobre, Salle Poirel : Kahil El’ Zabar Ethnic Heritage Ensemble, Toku All Stars.


Kahil El’ Zabar’s Ethnic Heritage Ensemble © Jacky Joannès

On patientera un peu pour découvrir le « nu jazz » de l’Écossais Liam Shortall à la tête de son groupe Corto.Alto. Son remplaçant de dernière minute au Théâtre de la Manufacture, le percussionniste Kahil El’Zabar, est venu porter une parole spirituelle durant une heure mêlant les concepts de la musique afro-américaine avec ses racines dans la musique africaine traditionnelle. Avant que le chanteur et bugliste japonais Toku ne déroule le tapis rouge à un jazz beaucoup plus tranquille, bien entouré d’une garde très expérimentée.

On ne l’attendait pas, mais à quelque chose malheur est bon. Programmé tardivement après la défection de Corto.Alto, le batteur percussionniste Kahil El’Zabar n’a pas manqué son rendez-vous avec le public de Nancy Jazz Pulsations. Surtout qu’avec lui, tout commence par une percutante « Resolution », celle de John Coltrane évidemment (rappelons que cette composition est le deuxième mouvement de « A Love Supreme »), alors qu’on pouvait attendre sa reprise de « All Blues », qui ouvre son dernier album Open Me, A Higher Consciousness of Sound and Spirit (Spiritmuse, 2023). Le batteur est surpuissant, gifle ses cymbales en chantant, pendant que ses deux « frontmen » (excellents Corey Wilkes à la trompette et Alex Harding au saxophone baryton) font souffler un vent tempétueux, aux accents free. On se dit à ce moment que le violoncelle d’Ishmael Ali, assez discret en arrière-plan, ne devra pas ménager ses efforts pour s’octroyer un peu de place au cœur de ce tourbillon. El’ Zabar, percussionniste septuagénaire originaire de Chicago, s’est inspiré de son affiliation au collectif de free jazz AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) pour fonder l’Ethnic Heritage Ensemble que bon nombre découvrent ce soir avec ravissement. Et très vite, le climat change pour devenir plus éthéré et vite hypnotique : le leader délaisse sa batterie et prend en mains un kalimba après avoir accroché de petites cloches à ses chevilles. C’est une longue et lente incantation, presque une prière, qui commence. Le temps s’étire, soumis toutefois aux incartades des deux soufflants. El’ Zabar chante, faisant parfois penser à Pharoah Sanders au début des années 70. Il s’installe ensuite sur un cajón et poursuit son appel vibrant. Il y a dans ses incantations une dimension religieuse indéniable, en particulier lors de « Can You Find a Place » ou « The Whole World », évoquant un Dieu qui « a le monde entre ses mains ». L’intention première de Kahil El’ Zabar est parfaitement respectée : « produire de nouveaux motifs et des sons fidèles à leurs origines, mais fermement orientés vers une nouvelle direction artistique d’illumination et d’écoute profonde ». Et en musicien conscient de la nécessité d’un ultime rebondissement de sa « Great Black Music », il repassera derrière ses fûts pour conclure avec une « Passion Dance » survoltée et fort bien nommée. Un concert surprise certes, mais qu’on gardera longtemps en mémoire.

Kahil El’ Zabar © Jacky Joannès

Avec Toku, il en va tout autrement. Si le souffle du jazz est bien présent chez lui, il est plutôt celui d’une brise légère, parfois presque languide, à l’image de celui qu’on présente comme un « chanteur crooner », mais pas seulement puisqu’il intervient régulièrement au bugle. Entouré de son All Stars (comprenez Giovanni Mirabassi au piano, Thomas Bramerie à la contrebasse et André Ceccarelli à la batterie, trois musiciens qu’on retrouvait à ses côtés sur l’album Toku in Paris paru en 2020 chez Jazz Eleven, le label de Mirabassi), ce musicien japonais n’est pas là pour mettre le feu à la scène. Mais plutôt pour la caresser d’un chant souvent murmuré ou du souffle chaud d’un bugle aux accents romantiques. La musique ondule, avance sans jamais être brutalisée, parfaitement mise en place par un trio impeccable qui ne s’en laisse pas compter. Il faut dire que ces trois-là en ont vu d’autres et que leurs expériences cumulées constituent un pan entier du jazz hexagonal et européen. Comme prévu, le All Stars invite la chanteuse Laura Prince (dont on peut écouter l’album Peace of Mine, produit par Grégory Privat en 2020) : vient alors le temps de quelques standards (« Cheek To Cheek » ou « You Can’t Take That Away That From Me » chanté en rappel) et d’une ambiance « soft swing » un peu plus lascive.

Giovanni Mirabbasi, Laura Prince, Thomas Bramerie, Toku, André Ceccarelli © Jacky Joannès

Mais qu’on ne s’y trompe pas : lorsque le groupe se lance dans l’interprétation de « Love Is Calling You », la tension monte d’un cran pour élever la musique à son meilleur. Celui d’un jazz habité par la plus belle des nécessités : le groove.

Toku © Jacky Joannès