Scènes

Mark Priore, Diego Imbert : le temps et rien d’autre


Diego Imbert Quartet © Jacky Joannès

Clap de fin pour Nancy Jazz Pulsations. Du côté du Chapiteau, on va faire la fête et conclure dans le faste avec le zouk du groupe Kassav. Plus intimiste, quoique haute en couleurs elle aussi, est très certainement la soirée du Théâtre de la Manufacture avec un double plateau sous le signe d’un jazz vibrant. Le jeune pianiste Mark Priore va faire une démonstration d’élégance avant que Diego Imbert, entouré de son quartet, ne vienne nous rappeler toute la force de ce qu’on nomme « interplay ».

Giovanni Mirabassi, présent lundi soir à NJP, aurait sans doute pu nous dire tout le bien qu’il pense de Mark Priore, qu’il a en quelque sorte adoubé puisque le pianiste a publié au printemps son premier album en trio, Initio, sur le label de l’Italien, Jazz Eleven. Il disait récemment de son jeune pair : « Un son puissant et précis, une approche harmonique élégante, bien enracinée dans la tradition du jazz et pourtant résolument moderne, un phrasé exubérant et racé, posé sur le groove avec une précision d’orfèvre ». Quelle belle carte de visite pour celui que nous avions déjà repéré lors de la dernière édition du Marly Jazz Festival et qui se présente une nouvelle fois avec son trio. C’est pour ces musiciens la conclusion à Nancy d’une tournée particulièrement chargée au mois d’octobre. Le concert de NJP est l’occasion pour le trio de jouer le répertoire d’Initio, mais aussi de présenter plusieurs nouvelles compositions qui figureront sur son prochain disque en 2025. Aux côtés du pianiste évoluent les deux musiciens dont Mark Priore dit non sans émotion que le trio ne pourrait exister sans eux : Juan Villarroel (contrebasse) et Élie Martin-Charrière (batterie).

Mais avant de commencer, le pianiste tient à souligner dans un petit clin d’œil que, bien que natif de Nancy, c’est la première fois qu’il se rend vraiment dans cette ville qu’il a quittée lorsqu’il avait un an. Et c’est ensuite que la musique va s’élever très doucement, dans le recueillement d’une composition nommée « Lux Divina ». Avant d’exploser sans coup férir, sous l’impulsion d’un collectif resserré dont on mesure la solidarité (formidable travail d’Élie Martin-Charrière, particulièrement en forme). Oui, Giovanni Mirabassi a raison : nous sommes bien au cœur d’une musique des élégances, nourrie de références classiques autant que d’hommages discrets à quelques figures historiques du jazz (comme Ahmad Jamal par exemple, mais aussi Dave Brubeck ou Thelonious Monk). Mark Priore, qui trouve aussi son inspiration dans la littérature (« Lettres persanes ») ou la mythologie (« Orphée & Eurydice »), fait montre d’une virtuosité jamais démonstrative, au service d’une alchimie narrative aux couleurs souvent romantiques, dont il paraît avoir le secret. On ne lui demandera pas de nous le révéler : tout au plus pourrons-nous espérer qu’il reviendra vite nous emmener avec lui au cœur de son univers si magnétique. Car voilà un trio dont on n’a pas fini de parler, on peut en prendre le pari. Le temps, ce si beau temps du jazz, parlera pour lui.

Mark Priore © Jacky Joannès

Partant de l’idée que Le temps suspendu est sans conteste le disque le plus accompli du quartet de Diego Imbert, ce que nous expliquions déjà l’an passé dans les colonnes de Citizen Jazz, une certaine impatience pouvait nous gagner à l’idée d’en découvrir la version scénique, en cette dernière soirée de NJP au Théâtre de la Manufacture. Une impatience très vite récompensée par l’affirmation de sa maîtrise par une formation très solidaire qui avait connu une « cessation d’activité non définitive » d’une petite dizaine d’années (depuis l’album Colors en 2014) pour mieux revenir, légèrement modifiée (Quentin Ghomari remplaçant Alex Tassel à la trompette et au bugle). Occasion pour le contrebassiste d’élaborer un répertoire de toute beauté qui lui a été inspiré par la lecture de Proust et sa Recherche du temps perdu durant le confinement de 2020. Insistons ici sur la qualité d’écriture des thèmes par Diego Imbert : sa musique chante, sereine et grave à la fois, et s’avère la plus belle des stimulations pour des interprètes se qui connaissent parfaitement. Le journaliste Pascal Anquetil disait il y a quelques années : « Cette musique n’a pas son pareil pour vaporiser autour de la silhouette mélodique de chaque thème une intense brume de chaleur, un halo de mystère ». C’est exactement cela, c’est une histoire du jazz qui se joue devant nous. On vibre à l’interaction constante entre le trompettiste et David El-Malek au saxophone. Les interventions du premier sont lumineuses, entre douceur et fermeté, propices à un dialogue dans lequel le second fait montre de toute sa force intérieure (celle qu’on lui connaît bien notamment par son travail aux côtés du pianiste Pierre de Bethmann) et de son rayonnement profond. Ajoutez à cela la complicité de longue date, presque de toujours, entre Diego Imbert et son ami Franck Agulhon : vous aurez un parfait exemple de ce qu’est une relation de nature télépathique entre deux musiciens. Le groove est à l’ordre du jour, ça tourne à merveille. Ce quartet inspiré s’inscrit dans l’histoire des formations sans instrument harmonique (celui d’Ornette Coleman évidemment, mais aussi celui de Gerry Mulligan et Chet Baker) : respectueux de son histoire mais pas prisonnier du passé pour autant, il vient nous rappeler le sens même de la musique de jazz. Celui d’un rythme essentiel qui vient du cœur et de l’âme, porté par la liberté et l’imagination. Ce qui est certain, c’est qu’en ce dernier jour de NJP, le public n’a pas perdu son temps.

Diego Imbert © Jacky Joannès