Entretien

Paul Wacrenier

Rencontre avec le pianiste, vibraphoniste et compositeur Paul Wacrenier.

Adepte de la philosophie du healing et chantre d’un free que l’on pourrait qualifier de mélodique, Paul Wacrenier fait partie de cette jeune génération biberonnée au free originel qui développe des projets singuliers sans se soucier du qu’en-dira-t-on.

- Quel est votre parcours musical ? Comment êtes-vous venu au jazz et au free jazz en particulier ?

Le point de départ, c’est la musique que m’a léguée mon père. C’était un artiste peintre qui faisait aussi beaucoup de musique - il était saxophoniste - et était impliqué dans le mouvement free des années 60 à Paris. Il y a eu une transmission de la musique qu’il écoutait, en particulier via quelques cassettes que ma mère avait gardées.
Très jeune, vers 10 ans, j’ai écouté Dollar Brand (African Piano), Archie Shepp, Coltrane (A Love Supreme), Mal Waldron. J’ai découvert le jazz par ces gens-là, par des œuvres que certains jugent radicales. Par exemple le titre de Shepp que j’ai découvert en premier, c’est « Yasmina A Black Woman » (sur l’album du même nom, NdlR) qui est une de ses œuvres les plus dures.
Mon parcours est fortement marqué par ces influences initiales, et par le sens profond de ces musiques, ou plutôt par la capacité de ces musiques à porter du sens.

- Ce n’est pas forcément la musique qu’on écoute à 10 ans ?

Non. Mais c’est par là que j’ai commencé et j’ai toujours considéré que c’était une musique normale. Ensuite j’ai continué à écouter du jazz, toujours Coltrane et Shepp mais aussi Dollar Brand, Mal Waldron, et aussi Keith Jarrett au début de sa carrière. Une autre influence déterminante a été Eric Dolphy, puis peu après Andrew Hill, que j’ai découvert vers mes 20 ans ; tous deux sont parmi les musiciens que j’ai le plus étudiés. C’est à cette époque que j’ai commencé à travailler sérieusement la musique et vers 21, 22 ans j’avais décidé de m’y consacrer suffisamment pour être professionnel. Et en même temps j’ai aussi fait le choix, qui semble contradictoire à notre époque, d’être prof de physique pour pouvoir me permettre de vivre.
Le choix d’être musicien professionnel est allé de pair avec le choix d’avoir un métier à côté, ce qui n’est pas du tout la norme maintenant.

Je devais gagner ma vie et je n’imaginais pas le faire avec le free jazz !

- C’est donc un vrai choix, que vous ne remettez pas en cause aujourd’hui ?

Non, c’est un choix que je ne remets pas en cause. Tous les musiciens ont des contraintes de temps énormes, à part les quelques rares qui arrivent à vivre uniquement de leur musique ; ils sont profs de musique ou font des projets annexes. Je pense que ça ne change pas grand-chose en fin de compte, à part un manque de légitimité aux yeux de certaines personnes : il y a toujours des gens qui te renvoient dans la figure que si tu ne fais pas de la musique à plein temps, tu n’es pas un musicien.

- Vous saviez d’expérience que vivre de sa musique était compliqué et vous avez fait ce choix pour assurer vos arrières financièrement.

J’avais dans ma famille l’exemple de ce que c’est qu’être artiste : c’est la galère. Je ne suis donc pas parti en me disant : « je vais être artiste et je vais en vivre ». Je n’avais pas de soutien financier, je devais gagner ma vie et je n’imaginais pas le faire avec le free jazz ! Je connaissais plein d’histoires de jazzmen new-yorkais qui ne vivaient pas de leur musique et qui bossaient à côté. Je suis parti avec ce modèle-là dans la tête et pas avec le modèle de l’intermittence. Une vie d’artiste ce n’était pas être intermittent ; ce n’était pas dans le champ des possibles, je me suis positionné autrement. Pour moi être artiste signifie avant tout pouvoir créer des choses pertinentes.

- Il apparaît, tout de même, que le système de l’intermittence laisse plus de liberté et de temps aux artistes.

C’est possible mais ce n’est pas si évident. En 2014, j’ai eu l’occasion de participer, grâce à Arnaud Sacase (également saxophoniste du Healing Unit, NdlR) à la création du spectacle de Noël de l’académie Fratellini. C’était une création de deux mois avec un mois de représentations derrière, et avec la création en amont c’était bien quatre mois de boulot pendant lesquels je n’ai fait quasiment que ça. C’était une expérience géniale, mais ça m’a pris tout mon temps et toute mon énergie. Faire deux spectacles comme ça par an me permettrait d’être intermittent mais est-ce que ça me laisserait l’énergie et le temps pour créer ce que j’ai envie, ce n’est pas sûr ; ça m’a plutôt conforté dans mon choix. Bien sûr j’ai souvent envie de ne faire que de la musique mais je pense que pour l’instant ça n’est pas possible (rires). Si un jour, miracle, dans dix, vingt ou trente ans je peux me passer de mon métier et vivre de ce que je fais : super, mais pour l’instant je préfère avoir une certaine liberté dans mon rapport à la musique.

- C’est intéressant comme façon de faire, ce n’est pas très commun ?

En fait j’ai eu la chance de pouvoir mener ces deux carrières en parallèle, car beaucoup de musiciens ne peuvent vivre que de leur musique : ils sont amenés à faire en complément des boulots peu rémunérés, peu considérés ; j’ai la chance de faire un métier qui, même en bossant à mi-temps, me laisse relativement de quoi vivre.

- Vous ne vouliez pas être musicien dès le départ, alors ?

Non, je voulais être physicien. C’était mon rêve pendant toute mon adolescence et mon projet au début de mes études. J’étais déjà engagé dans cette voie quand j’ai décidé d’être musicien professionnel.

- Vous avez commencé le piano à quel âge ?

J’ai commencé vers 7 ans par des cours particuliers, plutôt classique. Je me suis mis à improviser assez tôt, vers 12,13 ans, avant même de faire du jazz. Mon apprentissage du jazz a été très compliqué parce que systématiquement les profs m’enseignaient des trucs qui ne correspondaient pas du tout à l’idée que j’avais en tête, à ce que je voulais faire ; quand on voit ce que j’ai écouté jeune, il est évident que ça ne correspondait pas toujours ! Mais même des styles qui font plus partie du champ « historique », « mainstream » du jazz comme Mc Coy Tyner ou Randy Weston, qui m’attiraient énormément, n’étaient pas présents dans l’enseignement de mes professeurs. Pendant très longtemps il y a eu un énorme décalage entre ce qu’on m’enseignait et ce que je voulais faire.

Pour moi ça n’existe pas les gammes be bop

- Cela a dû engendrer beaucoup de frustration.

Beaucoup de frustration et beaucoup d’incompréhension aussi. Je me suis heurté à une vision très mathématique, très stéréotypée, théorisée du jazz qui ne correspond pas du tout à la réalité. Au lieu d’avoir une approche historique, stylistique, qui prenne en compte les apports du blues, du gospel, et de tout le reste, on enseigne des règles harmoniques qui sortent de nulle part et que les jazzmen eux-mêmes ne respectent pas. Cette approche met trop de côté le plus important, c’est-à-dire le son et le rythme. 
Pour donner un exemple, quand on t’apprend le jazz, on t’apprend qu’il y a des gammes be bop. Or pour moi ça n’existe pas les gammes be bop ; le be bop c’est une approche harmonique du jeu avec énormément d’altérations chromatiques, de chemins mélodiques tortueux et « typiques ». C’est une approche à la fois mélodique et harmonique, pas basée sur des gammes. C’est quand j’ai compris ça que j’ai enfin pu jouer le be bop, et aimer ça du coup. Mais pas avec des gammes toutes faites. N’oublions pas que Monk aussi est un des fondateurs du be bop.
J’étais de fait un très mauvais élève car je n’aimais pas ce qu’on me faisait faire, et ça a duré des années. D’une certaine manière ça m’a servi parce que je suis allé chercher l’enseignement à sa source, dans les disques, en relevant énormément tous les pianistes que j’aimais : McCoy Tyner, Dollar Brand, Mal Waldron, Thelonious Monk, Randy Weston, Duke Ellington…

- Vous étiez en complet décalage avec l’enseignement prodigué.

Oui. Cela a a duré jusqu’à ma rencontre avec Patrick Villanueva, un véritable pédagogue et très grand pianiste. Lui m’a pris un peu comme j’étais et avec ce que je voulais faire, et il m’a permis de poursuivre ma voie tout en l’ouvrant sur des choses que j’ignorais encore de moi-même. Il m’a aussi permis d’avoir un jeu plus ouvert et polyvalent, et de faire face aux difficultés techniques que j’allais devoir affronter plus tard dans ma vie de musicien.
J’ai également profité de mes études de jazz pour étudier les percussions classiques. Je pensais que l’aspect rythmique de ma musique allait être central et que j’avais des problèmes à régler. Il fallait que je bosse techniquement ; j’avais appris que Cecil Taylor avait fait des percussions classiques aussi, sa technique pianistique était profondément liée à sa technique de percussionniste. Du coup je me suis dit : « tiens, là il y a une clé pour développer ma propre technique pianistique ». La pratique des percussions m’a amené à beaucoup réfléchir et à adapter ces techniques sur le piano. Ce qui ne veut pas dire que je joue du piano comme des percussions, mais il y a une approche percussive dans mon jeu de piano parce que les techniques que j’utilise proviennent beaucoup de mon apprentissage des gestes de percussion, en particulier dans l’usage du corps dans son ensemble (poignets, bras, corps), ce qui donne une approche moins digitale du piano.

- Vous jouez également du vibraphone, alliage parfait entre piano et percussion. Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec cet instrument ?

Le vibraphone est venu avec les percussions classiques et je me le suis approprié tout de suite ; j’ai, par exemple, toujours aimé la musique de Bobby Hutcherson. Je me suis dit que c’était très complémentaire avec le piano. Je ne peux pas me considérer comme vibraphoniste à part entière car il y a plein de trucs que je ne suis pas capable de faire au vibraphone. Par contre, je travaille beaucoup cet instrument à travers une approche purement mélodique, ce qui me permet d’être sur un pied d’égalité avec le saxophone ou la trompette, et de m’échapper de l’aspect un peu « écrasant » du piano en tant qu’instrument harmonique.

- Comment composez-vous ? Sur quels instruments ?

Je compose plutôt au piano. Mais je joue peu. J’ai toute une accumulation de notes, d’idées mélodiques que petit à petit je bosse, j’assemble. Je fais un tri qui dure très longtemps. Mon processus d’écriture est très lent, il dure des années. Régulièrement je passe en revue toutes les idées que j’ai dans des cahiers, et je note celles qui, après beaucoup de temps, paraissent toujours pertinentes. S’il y en a qui me parlent toujours, qui semblent encore « vivantes » alors je me dis que ça peut être intéressant. A partir de là, ça prend encore beaucoup de temps parce qu’il faut que je trouve comment traiter cette idée mélodique, quelle forme lui donner, et même trouver à quel champ esthétique elle appartient. Par exemple, il y a des idées qui ne sont jamais utilisables pour moi dans le contexte jazz, qui se réfèrent à d’autres choses. C’est tout un travail de mise en forme, qui peut être une forme simplissime, minimale mais qui prend du temps pour me convaincre que c’est ça qu’il faut faire et pas autre chose.

- C’est une très longue maturation. Vous avez, de fait, plein de petits bouts d’idées qui pourraient rentrer dans d’autres contextes que le jazz ?

Oui. Mais comme dans ma conception du jazz et du free jazz il y a une grande liberté dans les modes de jeu et dans les références esthétiques, j’arrive à faire entrer quand même pas mal de choses dans mon répertoire, bien que je n’aime pas l’aspect « pot-pourri » dans un projet musical.

Pour moi il faut vraiment qu’il y ait une unité de discours, un propos très fort. Il faut qu’il y ait quelque chose de structurant même si les idées peuvent provenir de directions variées.
Je ne sais pas comment le définir, mais je sens que ça marche quand la musique donne un sentiment d’unité, et même de continuité. Je ne m’interdis pas d’utiliser des formes « nouvelles » mais je recherche une musique qui est dans une filiation, dans le développement plutôt que dans la rupture, et cette idée-là donne une sorte de cohérence à ma musique. Je réfléchis beaucoup à comment traiter les choses, quelle forme leur donner, quelle rythmique utiliser, quel type de swing, quel groove, quel type d’interactions, quel type d’improvisations, quelles contraintes. Et c’est ce travail qui va aboutir à la forme juste, à la mise en forme pertinente du propos.

- Par rapport à votre rôle de leader, de chef d’orchestre, comment travaillez-vous ? Vous arrivez avec des idées, des pistes de travail. Est-ce que vos musiciens apportent aussi des choses ? Est -ce que c’est très écrit ?

Au tout début j’étais dans le désir un peu fantasmé d’une création collective. Aujourd’hui j’assume totalement mon rôle de chef d’orchestre et quand il faut faire des choix, c’est moi qui tranche. Cela ne veut pas dire que les musiciens n’amènent pas des idées ; au contraire on discute beaucoup ; j’ai la chance d’avoir dans mes groupes des musiciens très impliqués qui apportent énormément à la musique. Généralement, quand j’arrive, les morceaux ne sont pas finis mais ils sont suffisamment avancés. Il y a une ébauche assez précise pour qu’on puisse commencer à travailler. Il y a vraiment un aspect « workshop » dans l’élaboration des morceaux.

Souvent dans mes morceaux j’essaie d’inclure « une manière de faire », une technique d’écriture spécifique qui va caractériser le morceau en complément de la mélodie. Par exemple dans la première suite de l’album From Now On ! ( [1]), le premier morceau, le gospel, c’est le jeu collectif à fond la caisse où on lâche toutes les barrières ; le deuxième thème, c’est le bourdon, le travail sur le timbre et le troisième thème c’est le canon, un canon libre où chacun se place comme il veut : chacun va choisir sa tessiture, son placement rythmique et où tout le monde joue la même phrase. Chaque mouvement a sa spécificité mélodique mais également sa spécificité de mode de jeu. C’est ce que j’essaie de trouver dès le début, avant de proposer les morceaux à l’orchestre.

- Cela demande pas mal de répétitions, non ?

Pas tant que ça. Comme il y a beaucoup de gens, qu’il n’y a pas de thunes, qu’il n’y a pas beaucoup de concerts, je ne demande pas énormément de travail à mes musiciens. J’ai toujours essayé de faire des choses simples, sachant en particulier que l’on n’aura pas beaucoup de temps de répétition.

- C’est une des contraintes de votre écriture.

Oui, mais heureusement je pense qu’elle sert le propos musical. Cette contrainte pragmatique rejoint quand même une certaine conception de la musique : on n’a pas le temps pour travailler et ce n’est pas grave parce que de toute manière on va faire des choses simples, qui parlent, qui vont droit au but.

- Dans votre rôle de chef d’orchestre vous n’avez aucun problème avec la gestion du groupe, avec le fait d’imposer des choses, d’avoir un côté chef. Est-ce que cela ne va pas un peu à l’encontre du free historique où l’idée de collectif était primordiale ?

Ma conception de la communauté, de la démocratie dans la musique, correspond plutôt à ceci : quand je joue, je suis prêt à donner mon temps, mon énergie, ma créativité pour d’autres projets musicaux, d’autres personnes, et d’autres peuvent se mettre également dans cette position vis-à-vis de mon travail. Cette idée de création collective est parfois une fausse interprétation de ce qu’a été le mouvement du free jazz, en tout cas comme il a été fait par les Américains.

Il y a eu des groupes de création collective, en particulier l’Art Ensemble of Chicago, mais la philosophie de l’AACM c’était de permettre à chaque individu « artiste » de se réaliser pleinement en trouvant sa musique propre, personnelle. Archie Shepp est le meilleur exemple du chef d’orchestre qui décide, qui a une position forte, où la musique est à son service en tant que saxophoniste, il est central.
Dans mes projets ce n’est d’ailleurs pas le cas car je joue avec des gens qui sont bien meilleurs que moi et mes projets ne sont pas au service du pianiste.

Pour jouer, il faut des subventions, on ne peut pas faire autrement

Par contre je dirige le projet et j’essaie de réaliser ma musique au travers. Ce que j’apporte doit être validé et se matérialiser en musique avec les autres musiciens. Les gens sont au service de ma musique. Et moi je suis également disponible et au service de la musique pour d’autres personnes, pour jouer et leur permettre de réaliser ce qu’ils veulent réaliser.

L’idée de création collective est une démarche beaucoup plus difficile, qui pose également la question de l’identité et du message du discours collectif qui se dégage.
Moi je sais où je veux aller : j’ai une réflexion sur la musique que je fais, pourquoi, sa signification, même si (et surtout parce que) je ne parviens pas à l’exprimer avec des mots. Pour moi la direction existe, elle est claire.

Photo : Jacques Rouquette

- Vous avez fait appel aux mêmes musiciens pour jouer dans vos deux groupes : le quintet et l’orchestre. Pouvez-vous nous parler des relations que vous entretenez entre vous ?

Au début il n’y avait pas de séparation entre le Healing Unit et le Healing Orchestra. Il y avait des morceaux communs entre les deux répertoires. Au bout d’un moment il est apparu assez clair que certains morceaux ne pouvaient pas être joués en orchestre, qu’ils portaient quelque chose de plus léger. Et d’autres trucs à l’inverse étaient vraiment des hymnes et il fallait une masse, un son englobant. J’ai développé tout ça avec les mêmes musiciens, ceux du Unit jouant dans l’orchestre. Les deux groupes sont deux projets différents mais ils ont la même matrice.
En ce qui concerne les musiciens, pour moi, c’est une communauté de pensée. Cela va au-delà de relations professionnelles. Je suis ami avec certains d’entre eux mais c’est surtout l’envie de faire cette musique qui est centrale, c’est cela qui nous relie, car on partage un certain rapport à la musique et à sa nécessité. L’idée d’amitié, de fraternité est très présente. Il y a une très bonne ambiance au sein de ces deux groupes. On est très contents de se voir et de passer du temps ensemble.

- De plus en plus de musiciens se regroupent au sein de collectifs. Est-ce que ce n’est pas une nécessité aujourd’hui ?

Effectivement, ça semble un peu nécessaire actuellement, notamment pour pouvoir jouer quelque part. Pour jouer, il faut des subventions, on ne peut pas faire autrement. La plupart des grandes salles se louent : si on n’a pas de subventions, on ne peut pas les louer car c’est trop cher. Les salles qui ne se louent pas demandent aux musiciens de se rémunérer eux-mêmes, de faire leur propre cachet. Certains festivals idem. Si on n’est pas soutenu d’une manière ou d’une autre, on ne peut pas jouer. C’est un énorme problème. On doit tous faire des demandes de subventions pour avoir une chance de créer notre musique et de la diffuser.

- C’est tout de même un cercle vicieux car cela va prendre sur votre temps de musicien et de compositeur.

Oui. Ca va prendre un temps monstre, c’est un travail important et c’est, quoi qu’on en dise, un type de contrôle politique sur la musique, parce qu’il faut argumenter les demandes de subventions en conformité avec une pensée artistique qui est celle des grandes institutions et pas forcément la nôtre, ni celle de notre musique : ça, c’est un problème. Derrière, il y a une vision de l’art et de la place de l’artiste dans la société sur laquelle on n’est pas forcément d’accord.

Le problème est qu’il n’y a plus aucun acteur de la musique qui apporte des sous, à part l’Etat et les collectivités. Plus personne ne joue le rôle de producteur. Presque aucune salle ne joue un rôle de production dans la musique. Et même les festivals le font de moins en moins. Les musiciens sont en prise directe avec ceux qui accordent les subventions et c’est ça le problème. Un festival qui est subventionné n’a pas à rendre compte de qui il programme, il a une liberté et joue donc un rôle de production relativement indépendant. Quand c’est un collectif de musiciens, il est en prise directe avec les politiques et doit se justifier sur le sens de sa musique et avoir un discours qui soit dans les clous.

Photo : Jacques Rouquette

- L’autoproduction, la création de son propre label, est-ce que ce sont des problématiques qui vous parlent ?

J’ai justement rejoint ces dernières années le collectif le Fondeur de Son, et le label associé, LFDS Records, tous deux créés par le contrebassiste Yoram Rosilio.
Ce modèle d’autoproduction est une nécessité pour pouvoir sortir tout ce dont on a envie. Comme il y a de moins en moins d’argent, les musiciens sont obligés de tout faire eux-mêmes. Et puis ça permet aussi la liberté artistique totale. D’ailleurs c’est une démarche qui a toujours existé. Sun Ra a fait son propre label, Max Roach a fait son propre label. Ce n’est pas une nouveauté.
Je vois également d’un bon œil qu’il existe des labels indépendants comme Futura Marge ou le Petit Label. Il ne faut pas que les seuls acteurs de la musique soient des musiciens. On a tendance à sous-estimer aujourd’hui l’importance de personnes qui, comme Gérard Terronès l’a été, sont des producteurs engagés dans la musique avec beaucoup de sincérité. Ces personnes sont des vrais catalyseurs, elles ont un rôle crucial dans le processus de création artistique. Ma rencontre avec Gérard Terronès a été déterminante pour le début de ma « carrière ». J’ai beaucoup appris grâce à lui, je lui dois beaucoup.

- Vous parliez du Petit Label. Ils apportent une vraie attention à l’objet disque avec de belles pochettes et des tirages à peu d’exemplaires, le disque devenant un objet rare et convoité finalement ; quelle est votre position sur ce sujet ?

Je n’écoute quasiment que des disques, j’écoute très peu sur ordinateur. Le disque en tant que bel objet c’est important. C’est une des passerelles de co-création artistique avec des plasticiens, c’est un des rares espaces de dialogue constant entre des créateurs graphiques et des musiciens. Le disque est un format de création spécifique ; la musique qu’il y a sur un disque est un tout. L’unité, l’identité d’un album, c’est essentiel pour moi.
Si il n’y a que de la musique dématérialisée, des morceaux isolés les uns des autres, le statut de l’œuvre musicale change. La durée standard d’une œuvre passe de 50 minutes à 5 minutes, et c’est un problème.

- Pour conclure cet entretien, pouvez-vous nous dévoiler vos projets pour les mois à venir ?

Cette année a été assez riche et on a monté un nouveau répertoire avec le Healing Orchestra (Music Of So Many Voices) et avec le quintet. Avec le quintet, il s’agit principalement d’une suite d’environ 40 minutes, très inspirée par l’Art Ensemble Of Chicago ou Don Cherry. Avec l’orchestre, le répertoire explore en quelque sorte la notion de polyphonie et de contrepoint, sous de nombreux aspects.
Le projet est de parvenir à enregistrer tout ça, de faire de nouveaux albums, et surtout de le jouer devant des gens ! Nous jouerons en particulier le répertoire du Healing Orchestra à la Cité Internationale, pendant le festival Jazzycolors.

Je viens également d’enregistrer une maquette d’un duo récent avec le saxophoniste Julien Soro. C’est un projet dans lequel on arrive à exposer très librement nos personnalités respectives, d’une manière très jazz, imprévue et spontanée. C’est une nouvelle belle collaboration qui s’annonce.

par Julien Aunos // Publié le 17 septembre 2017
P.-S. :

Discographie :

  • Living Things - Upwind Circles (Barefoot Records, 2016). Living Things est un quintet que Paul codirige avec le saxophoniste danois Sven Dam Meinild. Chronique ici.
  • Healing Unit - Messing Around (Le Petit Label, 2016). Chronique ici.
  • Healing Orchestra - From Now On ! (Futura/Marge, 2015). Chronique ici.
  • Krisis (Le Petit Label, 2014)
  • Healing Unit - Music to Run and Shout (Futura/Marge, 2013)

Le Souncloud de Paul

[1« Three Grounds for Being »