Chronique

Kami Octet

Workers - Une musique populaire

Pascal Charrier (g), Émilie Lesbros (voc), Pascal Lecollaire (bcl), Julien Soro (as), Simon Girard (tb), Paul Wacrenier (p), Leïla Soldevila (b), Nicolas Pointard (dms)

Label / Distribution : Naï No

Dans l’univers du guitariste Pascal Charrier, il y a deux choses immuables. Ses différents Kami peuvent bien changer de nombre, de quintet à octet, les chanteuses peuvent changer et faire revenir en Europe la remarquable Émilie Lesbros. Oui, ce changement-là est possible, souhaitable et même enthousiasmant dans Workers, nouvel album de l’orchestre. La base, elle, ne change pas : un trombone puissant et agile au centre des débats et un propos marqué par l’émancipation politique et sociale. Spring Party avait pour sujet l’exil. Ici, il est questions des luttes ouvrières, avec la même veine très allusive et allégorique. Ainsi, « Le Bal du dimanche », qui ouvre l’album sur une discussion très joviale entre guitare et voix, se durcit à mesure que l’improvisation se libère ; on fomente dans les bals, et on oublie la semaine. La musique de Charrier, toujours juste et méticuleuse, rend compte de ce mouvement dans le saxophone alto de Julien Soro, la clarinette basse de Yann Lecollaire ou le trombone de Simon Girard, toujours chaleureux et pugnace.

Très attachée aux grands formats et à leur histoire dans le jazz, la musique de Charrier cherche avec Workers d’autres influences. On retrouve, bien sûr, ce goût non dissimulé pour le travail de Steve Coleman et de ses amis du M-Base, mais ceci est devenu un peu trop balisé et limitatif pour un guitariste qui a gagné en maturité et en efficacité, notamment en cherchant un propos plus free dans « The Strike », morceau forcément central de ce disque. On sent chez Charrier, notamment avec l’invitation du pianiste Paul Wacrenier dans l’orchestre, le besoin d’aller chercher des influences plus personnelles, on pense à Henry Threadgill notamment. On aurait pu craindre que le sujet ne l’emporte sur la cohérence, mais ce serait compter sans ces passionnés de son que sont les musiciens du Kami Octet. Le travail de Lesbros sur « Strike » est important, et permet à l’orchestre de rompre avec le solennel. Il faut quelques mots scandés pour offrir une rage à saisir : les soufflants ne s’en laissent pas conter, pas davantage que la base rythmique solide où Nicolas Pointard, à la batterie, offre toute liberté à la contrebasse boisée de Leïla Soldevila, qui anime Line & Borders avec Émilie Lesbros.

Si la métaphore et la suggestion étaient la base de Spring Party, Workers en serait le revers. Cela ne s’oppose pas forcément. Simplement, il y a dans ce disque une solide implantation dans le réel, qui évite toute grandiloquence. Avec « The Child » par exemple, la voix et les soufflants jouent une musique fine et abstraite, proche du silence, qu’un Lecollaire prométhéen transporte dans des bas-fonds sombres mais galvanisants pour mieux revenir vers la lumière. Charrier sait où il va, et son orchestre a été bâti pour cela, en allant chercher des musiciens rompus aux larges orchestres. Workers, « La Mémoire des vaincus » en témoigne, est une œuvre de lutte qui n’abandonne pas la poésie, restant toujours sensible. On attendait depuis longtemps que le guitariste propose une œuvre très personnelle et sans filet : la voici, et elle est limpide et brillante. On s’en délecte.