Chronique

Ray Charles

Live at the Olympia, Paris 1962

Ray Charles (p, voc, as), divers musiciens détaillés sur le livret

Label / Distribution : Frémeaux & Associés

Lorsque « brother » Ray déboule sur la scène de l’Olympia pour une semaine en mai 1962, on imagine qu’il se retrouve devant une foule de jeunes gens en liesse. Et pour cause : il avait quitté Paris triomphant au mois d’octobre précédent et le voilà qui revient juste deux mois après le cessez-le-feu en Algérie. Libérée de la sinistre conscription pour une guerre coloniale qu’on dit « sans nom », la jeunesse hexagonale jubile d’autant plus que le Genius lui offre son répertoire de hits éternels. « What’d I Say » bien sûr, avec son tambourin qui lui confère des parfums de la Nouvelle-Orléans. « Georgia on My Mind » évidemment, avec cette flûte sublime qui, quelque part, résonne comme un rappel de la façon dont les musiciens afro-américains ont su transcender le patrimoine classique dont les blancs, surtout dans le « bon vieux Sud », voulaient les priver. On sait d’ailleurs Ray Charles friand de country, dont il intègre la pulsation nonchalante dans ce qu’il faut bien appeler son jazz. La set-list comprend notamment « Moanin’ » de Bobby Timmons ou encore « Doodlin’ » de Horace Silver. Un beau pied de nez aux « whities » suprémacistes du Sud que ce métissage de leur musique de ploucs avec la superbe du rhythm’n’blues - c’est aussi un succès commercial outre-Atlantique.

C’est d’autant mieux balancé que, aux States justement, le pianiste, chanteur et chef d’orchestre est engagé dans le mouvement des droits civiques, récoltant des fonds pour la Southern Christian Leadership Conference de Martin Luther King. S’il ne peut pas participer plus activement à la lutte, c’est parce que son addiction à l’héroïne pourrait porter préjudice aux mobilisations contre la ségrégation. Pourtant, dans ces performances parisiennes, remarquablement captées et remasterisées, nulle trace de quelque faiblesse qui serait imputable à sa dépendance. Bien au contraire. Il devait même donner une interprétation de « Blue Stone », grande pièce instrumentale pour big-band qui n’a jamais fait l’objet d’un enregistrement en studio, sur laquelle il s’exprime au sax alto en digne héritier d’un Johnny Hodges - fidèle compagnon de route de Duke Ellington, qui rappelait constamment à ce dernier ce que sa musique devait au blues. Ray Charles, doit-on le rappeler, non content d’être un chanteur possédé par la soul et un pianiste d’exception, était aussi un excellent saxophoniste.

Entendez-le susurrer et crier, délivrer ces paroles à double sens sur un titre comme « Danger Zone », une banale complainte amoureuse qui dépeint aussi le sort de la majorité de ses frères et sœurs de couleur dans son pays d’origine. Ce dernier morceau, d’ailleurs, avait été composé pour lui par Percy « Stand By Me » Mayfield, que le Genius admirait et qu’il signa sur son éphémère label Tangerine, après qu’un accident de la route l’eut laissé défiguré et donc incapable de reprendre la route du succès. Cette édition discographique présente d’ailleurs des « bonus » issus de ces productions discographiques indépendantes - on peut aussi écouter des morceaux de Louis Jordan, pionnier oublié du rock’n’roll. Et puis il y a les légendaires Raelettes, conduites par la non moins fameuse Margie Hendrix, dont les dialogues sur scène avec le boss font écho à leur relation dans la vraie vie - cette chanteuse d’exception, qui lance en growlant « pourquoi ne dis-tu pas la vérité » se voit rétorquer par son amant aveugle « voyons bébé »… [1]. L’orchestre de 17 musiciens, dirigé par le sax alto Benny Ross « Hank » Crawford Junior, déploie des tutti somptueux, et les solistes ne cessent de mettre en valeur la qualité des compositions du patron. Alors laissons le bon temps rouler et écoutons encore ce dernier s’écrier « dites à tout le monde que Ray Charles est en ville » !

par Laurent Dussutour // Publié le 11 septembre 2022
P.-S. :

[1N’empêche, il la traitera d’une façon si ignoble qu’elle finira par quitter l’orchestre, alors qu’elle était enceinte de lui, accentuant la descente aux enfers de cette soulwoman avant l’heure.