Scènes

Reykjavik Jazz, la force du collectif

Depuis 1990, le festival islandais propose une programmation contrastée dans de nombreux lieux de la capitale.


Ómar Guðjónsson © Hans Vera

Reykjavik, capitale et unique ville d’Islande, rassemble toutes les forces vives du pays. Ici, chaque année en août, se déroule un festival de jazz qui propose quelques groupes internationaux et les projets des musicien.ne.s islandais.e.s.
Bien que basé en grande partie à l’intérieur du magnifique centre de congrès et concerts, Harpa - un bâtiment flambant neuf posé en équilibre sur le port -, le festival s’éparpille aussi dans de nombreux lieux de la ville, club de jazz, cafés, restaurants, églises etc.

Harpa © Hans Vera

La première chose à noter, c’est que l’équipe du festival est constituée de musiciens. Jón Ómar Árnason, le directeur artistique, est également guitariste. Il jouera d’ailleurs avec son groupe. C’est aussi Helge Haahr, batteur danois, qui fait les transferts en voiture à l’aéroport. C’est Pétur Oddbergur Heimisson, chanteur baryton, qui s’occupe de la communication et des réseaux sociaux, etc. Bref, tout le monde travaille à la réussite du festival et ils connaissent la musique !
C’est d’ailleurs un paradoxe, car la dimension internationale du festival est maintenant reconnue, la ville et le ministère soutiennent vraiment l’évènement, les lieux partenaires et les sponsors privés sont là pour permettre une bonne diffusion et tout se passe exactement comme dans les grands festivals ailleurs en Europe. Sauf que l’équipe est très réduite et que la structure manque clairement de moyens humains. Voir en permanence le directeur artistique aller d’un poste à l’autre, porter des bouteilles d’eau, conduire des musicien.ne.s, annoncer les concerts, régler les détails techniques et encore trouver le temps pour jouer, c’est étonnant, mais cela trahit un problème de ressource humaine.

l’incorporation d’items folkloriques insulaires est chose courante dans les mélodies et les timbres


Toujours est-il qu’en ce mois d’août 2022 - alors qu’une nouvelle éruption volcanique attire les touristes ravis et qu’un soleil omniprésent pousse exceptionnellement la température à 16 degrés - le festival présente 6 concerts par jour, avec des esthétiques diverses, allant d’un jazz teinté de folklore islandais à du jazz moderne, post-bop ou post-modal et dont les plus aventureuses propositions ne dépassent pas le free.
Pour ce qui est du jazz vocal islandais, beaucoup joué et pratiqué ici, il faut noter une tendance singulière à chanter les paroles en islandais, voire même à traduire les standards les plus connus dans la langue vernaculaire. De même, l’incorporation d’items folkloriques insulaires est chose courante dans les mélodies et les timbres.
Enfin, la population islandaise n’étant pas extensible, le nombre de musicien.ne.s de jazz suit la tendance. On retrouve donc à plusieurs reprises les mêmes musiciens d’un groupe à l’autre, ce qui en fait d’excellent.e.s technicien.ne.s à l’aise dans toutes les situations.

Le festival s’ouvre par une présentation officielle, dans le meilleur club de jazz d’Islande (ou plutôt le seul), le Skuggabaldur. Une petite mise en bouche avec le discours de Leifur Björnsson, représentant de IcelandMusic. Parmi les musiciens, le trio NOR et Jorge Rossy au vibraphone. Toute la petite équipe est là, le club se remplit de jeunes gens, le festival peut commencer.
C’est dans la cour d’un restaurant traditionnel islandais, devant un public nombreux et attablé devant des verres bien remplis [1] que le premier concert commence. La chanteuse Kristjana Stefáns est ici accompagnée de Þorgrímur Jónsson à la basse et surtout du guitariste et joueur de pedal steel, l’impayable Ómar Guðjónsson. Le répertoire est en islandais et touche le public, qui s’y reconnaît.

Trio NOR et Jorge Rossy © Hans Vera

Puis, dans la grande salle du complexe Harpa, c’est le trio NOR, augmenté de son invité Jorge Rossy, qui fait le spectacle. Une belle tension rythmique soutient la cohésion de l’ensemble et la vibration parcourt une salle assez pleine. Les concerts se chevauchant, une partie de la salle sort et est vite remplacée par une nouvelle fournée.
Au club Skuggabaldur, le quartet Tu Ha ? Tu Bjö !, composé de Tumi Torfason et Hannes Arason aux trompettes et Tumi Árnason et Björgvin Ragnar Hjálmarsson aux saxophones ténors, présente son répertoire aérien et étonnant. Le club est plein à craquer d’un public jeune et mixte, très à l’écoute de cette musique très écrite et très cuivrée qui laisse un agréable souvenir.
Retour à Harpa, dans un autre espace de concert dont le mur du fond est un immense mur alvéolé qui donne sur le port de Reyjkavik et le mur montagneux de l’Esja. On fait pire comme fond de salle. La chanteuse Rebekka Blöndal et son quintet donne un concert de jazz bien mis et plutôt classique.

Jonathan Kreisberg Quartet © Hans Vera

On enchaîne avec le groupe international du guitariste Johnathan Kreisberg (Marko Churnchetz : piano, Phil Donkin : basse, Eric Harland : batterie). C’est bourré d’énergie et de fougue. Kreisberg est aussi doué techniquement que musicalement et Eric Harland s’en donne à cœur joie. Les deux musiciens seront plus tard les maîtres d’œuvres de deux master classes organisées par le festival. Phil Donkin est très véloce et à l’aise dans ce concert plein de sonorités éclatantes. La soirée se termine par une grande parade autour du saxophoniste Sigurdur Flosason, leader du Soul Patrol, un groupe dans lequel défilent de nombreux.ses invité.e.s pour interpréter – en islandais la plupart du temps – des thèmes funk, groove, blues et soul. Un grand bazar bien chaleureux.
La nuit se prolonge et s’éternise sous le soleil nocturne au club Skuggabaldur, port d’attache des musicien.ne.s islandais.es.

on a rarement vu autant d’enfants à un concert de jazz


Quartet HJAL © Hans Vera

Le lendemain, c’est dans le lobby d’un hôtel qu’on écoute le quartet HJAL. Composé de Albert Sölvi Óskarsson au saxophone, Jón Ómar Árnason à la guitare électrique (et directeur artistique du festival ! ) le solide Birgir Steinn Theodórsson à la contrebasse (ancien élève de Greg Cohen à Berlin) et l’expressif Helge Haahr à la batterie (par ailleurs runner pour le festival !). L’ambiance ici est très familiale : on a rarement vu autant d’enfants à un concert de jazz. La musique évoque l’ambiance des clubs de jazz parisiens des années 90, un mélange de standards post-bop et quelques compositions, un son très américain, une bonne technique. Un jazz chaud et généreux, joué avec passion et plaisir.

Direction l’école de musique de la ville, gérée par les musicien.ne.s eux-mêmes. Ici, devant une vingtaine de personnes (une seule femme), le guitariste Jonathan Kreisberg puis le batteur Eric Harland vont jouer, parler, discuter et tenter de transmettre. Kreisberg échange sur la technique, l’instrument, les doigtés. Harland parle debout et développe le concept de mémoire musculaire et les étapes de l’apprentissage. Passionnant.

Ómar Guðjónsson trio © Hans Vera

De retour à Harpa, on assiste à un concert étonnant, celui du joueur de pedal steel Ómar Guðjónsson. Il s’agit de la sortie d’un disque en trio. Il est accompagné par un claviériste fantasque et bigarré, Tómas Jónsson, et d’un percussionniste inspiré et économe, Matthías Hemstock (membre du trio NOR). La scène est couverte d’instruments, claviers et percussions. Au centre, trône la pedal steel. Dans cette salle très en pente, la musique de chambre sonne très bien. Tous les sons de la pedal steel sont traînants et longs, tous les sons des claviers et des percussions sont brefs et secs. Le répertoire est constitué de reprises arrangées d’airs d’opéra islandais des années 30, que tout le monde ici reconnaît. Le décalage est parlant pour les insulaires. Cet ancrage culturel n’enlève rien à la beauté et à l’humour de cette musique, qui s’écoute avec autant de concentration qu’elle se joue. Assurément, le disque Ómar fortíðar de ce trio est à découvrir au plus vite.

Nicolas Moreaux Icelandic Nonet © Hans Vera

On enchaîne ensuite avec le concert de la chanteuse Anna Sóley Ásmundsdóttir et son groupe dans lequel on retrouve le bassiste Birgir Steinn Theodórsson et le saxophoniste Tumi Árnason. Compositrice du répertoire, elle chante en anglais et islandais, et laisse de l’espace pour des moments d’improvisation et d’envolées poético-lyriques. Enfin, la journée s’achève par le nonet du contrebassiste Nicolas Moreaux, nouvellement résident islandais. Le Français a composé un répertoire et assemblé quelques musiciens pour donner du relief à une musique dont il a confié les arrangements à Phillipe Maniez. Le résultat est une suite colorée et polymorphe, aux accents éclatants. L’ensemble est interprété par un groupe de haut vol. On dirait que le contrebassiste a trouvé sur cette île une source d’inspiration sérieuse.

Le festival se poursuit encore cinq jours, sur le même rythme et avec une programmation aussi contrastée.
Malgré la distance, l’Islande et le Reykjavik Jazz Festival est à mettre sur la carte des festivals européens d’envergure. Il en faudrait peu pour qu’il devienne une étape incontournable propice aux échanges, aux rencontres et aux mélanges.

par Matthieu Jouan // Publié le 4 septembre 2022

[1L’Islande a une législation sur l’alcool déroutante. On ne peut acheter de l’alcool que dans un magasin d’état, avant 18h et si on a plus de 21 ans. Du coup, l’alcool coule à flot dans tous les bars et restaurants de la ville, quelle que soit l’heure.