Scènes

Jazz&TheCity, et Salzbourg respire

Le festival a fait rayonner Salzbourg, au-delà du Mozart national.


© Wildbild

Modernité, éclectisme et lâcher-prise. Telles sont les couleurs de ce festival qui fête ses 20 ans. Cette édition, une nouvelle fois, se déroule dans et avec la ville. Entendez par là que les endroits choisis font aussi partie du programme, qu’ils inspirent les musicien.ne.s ou surprennent le public ; certains lieux insolites sont le choix de la directrice.
Tina Heine, qui habite la ville, est une personne très sociable :en discutant avec les gens, elle découvre des lieux qu’elle propose de transformer, le temps d’un concert, en salles de spectacle. Et c’est aussi ça Jazz&TheCity : se balader au hasard des rues, à la recherche du lieu de concert, visiter la ville, se perdre.

Ce festival, en très grande partie financé par Altstadt Salzburg, l’organisme économique et touristique du centre historique de cette ville ultra-touristique, vient teinter de modernité l’image de la ville. D’ailleurs la mairie a remercié Tina Heine pour avoir « apporté de l’air frais » à la ville en organisant ce festival qui s’adresse avant tout aux habitant.e.s de la ville, plutôt qu’aux touristes de passage. Et c’est vrai qu’on retrouve les mêmes personnes aux différents concerts.

Invité par l’Office de tourisme de la ville pour Citizen Jazz, j’ai pu également visiter les deux expositions du Museum der Moderne. Dans une ancienne école monastique, près du Dom, le Rupertinum, c’est une collection assez complète de dessins, céramiques et peintures de Cameron Jamie qui permet un portrait fidèle de l’artiste. L’autre bâtiment, le Mönchsberg, comme son nom l’indique, est une forteresse de béton ultra moderne qui surplombe la ville. Accessible par un ascenseur dans lequel musique et vidéo font partie de l’exposition, la terrasse ouverte au public permet d’admirer la ville vue du dessus. Puis, c’est l’artiste vidéaste Bill Viola qui est présenté dans le musée. Ses larges écrans vidéo recouvrent les murs immenses et on déambule dans la pénombre au fil des huit salles pour autant de propositions où l’humain se mêle au temps, ralentis aquatiques et gestes optimistes de fraternité, parfois.

Le festival commence pour moi par un spectacle impromptu mêlant danse et improvisation. Le public est invité à entrer et à déambuler dans le palais Residenz, celui des Princes-Archevêques qui jadis dirigeaient la ville. Dans l’enfilade des pièces, on rencontre le batteur Alfred Vogel, la chanteuse Almut Kühne, le trompettiste Volker Goetze et la pianiste Jordina Milla donnant la réplique à des danseur.euse.s pour finir, en fin de visite, dans la grande salle par un concert improvisé. Belle entrée en matière pour ce festival, avec une musique qui échappe à toutes les normes, jouée dans le lieu où les règles les plus rigides étaient édictées !

La Markussaal est au sous-sol d’un centre étudiant. Plusieurs escaliers y mènent et devant la scène, un mélange de chaises, de vieux canapés et fauteuils accueillent une foule assez compacte qui s’assied aussi sur les marches. C’est Philm, le groupe phare du saxophoniste allemand Philipp Gropper, qui joue dans une ambiance concentrée de « vrai » club de jazz. Il faut préciser que à Jazz&TheCity, tous les concerts sont gratuits et qu’il faut souvent, bien souvent, attendre dehors qu’une personne sorte pour rentrer, tellement les salles se remplissent vite.
Philm, c’est une musique sur le fil, entre bruitisme et électronique, au service d’une mélodie méta-structurée, comme la charpente d’un immeuble. Oliver Steidle à la batterie, Elias Stemeseder aux claviers et Robert Landfermann à la contrebasse complètent ce quartet d’importance. Ces musiciens se retrouvent aussi en partie dans le groupe Killing Popes du batteur (qui jouait la veille) et également dans Gruppentraining, un concert avec Max Andrzjeweski (batterie) et James Banner (contrebasse). Une musique compacte, avec une batterie omniprésente et de l’électronique qui renforce toute la puissance.

C’est dans la grande salle principale du festival, Szene, que se déroulent les concerts à grande jauge. Bien entendu, pour écouter le duo Aki Takase (piano) Daniel Erdmann (sax), il y a foule. Elle me fait penser à Thelonious Monk, à danser au piano. Toujours le blues sous-jacent et les formes déstructurées. Ils sont drôles tous les deux sur scène, à raconter des histoires sur leur journée, leurs souvenirs. On entend de grandes envolées lyriques, de la mélodie et des petits passages bancales qui rendent ce duo différent et mieux.

De nouveau à la Markussaal, c’est le trio d’Edward Perraud qui présente son répertoire. Les musiciens de la scène française sont appréciés de la directrice et chaque année, elle en programme plusieurs. Bruno Angelini au piano et Arnault Cuisinier à la contrebasse jouent en douceur romantique les compositions sages du batteur. Celui-ci a un jeu plutôt plus classique qu’à son habitude.
Lorsqu’on est considéré comme le successeur d’un musicien comme Brecker, ce n’est pas forcément un cadeau. Marius Neset ne remplit pas la Szene, et pour cause : la musique semble un pâle brouet où l’on ne sait faire la part des choses entre parodie et mauvais goût.
Le trio du pianiste écossais Fergus McCreadie voit le public de la Markussaal s’étioler au fil du concert. Ce n’est pas le son britannique étiré et répétitif, entre EST et Brad Mehldau qui est en cause, la musique est bonne, mais il est presque une heure du matin déjà !

Parmi la grosse soixantaine de concerts proposés lors de cette édition et dont le financement global dépasse les 400 000 euros, il y a différentes propositions hors les clous. La série With Dylan on the Road c’est plusieurs rendez-vous avec une caravane, dans lesquels des étudiant.e.s de Salzbourg parti.e.s en Afrique et en Amérique du Sud présentent des installations, avec des vidéos, autour de Bob Dylan. Les tours Hidden Tracks sont des visites décalées de la ville avec des surprises, la scène mobile sur vélo permet de faire des concerts flash en quelques minutes et Jazz for Kids, qui porte bien son nom.
Mais il y a aussi deux principes de programmation participative : House of Impro et Blind Date.

House of Impro, ce sont de longues plages horaires qui sont laissées à la discrétion des musicien.ne.s qui prennent possession des lieux, organisent le déroulement des concerts en suivant plus ou moins le programme. La plus centrale est celle de la Kollegienkirche. Dans cette église collégiale ronde et blanche, où fut jouée pour la première fois la Messe en Ut de Mozart, un piano à queue trône au centre de la nef. On entre et sort de l’église comme on le souhaite, la musique est quasiment continue pendant 6 heures. Régional de l’étape, le pianiste Elias Stemeseder monte à la tribune d’orgue et se lance dans un duo avec le contrebassiste James Banner. L’orgue est joué par clusters, avec de nombreuses dissonances plaintives. Ce sont plutôt des ondulations de timbre et de volumes qui font musique. Puis Elias Stemeseder descend au piano pour un solo très construit, avec une rythmique intérieure et une sorte de bourdon. Le bassiste à l’archet répond depuis le balcon, avec un délai qui rend les choses éthérées.
Un autre lieu accueille une House of Impro, c’est le Toihaus, un petit théâtre dans la ville nouvelle. Ici les propositions sont amplifiées, plus rythmiques et la salle est compacte.

Les Blind dates sont des concerts qui permettent aux mucisien.ne.s de faire des propositions inédites, des improvisations. On connaît le lieu mais pas la programmation. Il faut y aller pour voir. En traversant le centre historique, au sud et en bord de Salzach, la Kunstverein accueille des ateliers artistiques et, dans une salle ronde, des blind dates. C’est là que joue un trio inédit composé de Bruno Angelini au piano, Oliver Steidle à la batterie et Daniel Erdmann au saxophone. Improvisation totale, avec Angelini et Erdmann qui se suivent et s’écoutent finement, poussés par Steidle et ses nombreux timbres. Une belle énergie qui comble le public assis autour. Ces moments font partie du fameux « lâcher-prise » dont parlait la directrice du festival. Une fois l’endroit et l’horaire choisis, ce sont les musicien.ne.s qui s’organisent plus ou moins pour y faire ce qui leur plaît, pour le public.

Passons sur les quelques concerts beaucoup moins intéressants, ça arrive, et parlons du succès incroyable de Das Kapital.

Le groupe français était programmé à la Szene, pleine comme un œuf. D’ailleurs la foule attendait dehors aussi nombreuse et, si je n’étais pas arrivé en compagnie de Hasse Poulsen, le guitariste du trio, je ne serais jamais rentré !

Ce sont les 20 ans du groupe, aussi vont-ils jouer un pot-pourri de leurs différents disques. On commence par la « Marche pour la cérémonie des Turcs » de Lully, moment magique qui instantanément capture toute l’attention de la salle. Les morceaux sont présentés avec humour et une certaine nonchalance punk qui pousse les improvisations, entre jazz et folk sous contrôle. Edward Perraud à la batterie prend un solo magnifique avec une soixantaine de timbres différents juste avant la reprise de Brassens « Le Temps ne fait rien à l’affaire ». Hasse Poulsen ne laisse jamais tomber le blues dans son jeu et son couplet à l’archet dans « Ne me quitte pas » est sûrement la musique la plus émouvante de ce festival. L’impérial Erdmann, génial pince-sans-rire, souffle dans les voiles de ce vaisseau amiral.
Les rappels sont exigés, la salle est debout, débridée. Les trois musiciens terminent le concert debout sur le devant de la scène, sans micro pour un final intimiste.
C’est le point culminant du festival. Vive la France !