Sangam au Paris Jazz Festival
15 juillet 2006, Parc Floral de Vincennes. Charles Lloyd et ses camarades envoûtent une après-midi caniculaire.
La chaleur aurait pu avoir raison de Sangam. Il n’en fut rien : les trois musiciens créèrent de toutes notes une ambiance intime, intense et intransigeante.
Charles Lloyd n’est pas mort, heureusement.
En ce 15 juillet 2006, il semble même plus vivant que le trio du jeune guitariste Misja Fitzgerald-Michel, tant ce dernier donne l’impression d’être tétanisé par l’événement. Souvent le dos tourné au public, le trio égrène, sans faire de vagues, standards et compositions originales. Un musicien doit aussi savoir s’adapter au lieu dans lequel il joue. Le public du Parc Floral, comme toute audience, est spécifique : estival, souvent populaire, hétéroclite dans ses goûts mais aussi par l’âge. Il est possible de le séduire, mais il faut y mettre un peu du sien. Au cours de son set, à aucun moment, le trio ne prend le temps ni ne montre l’audace de se « lâcher », comme s’il en gardait toujours sous la semelle, comme s’il avait peur de se mettre à nu devant cette assemblée attentive, qui n’attend pourtant qu’une chose : une petite étincelle de folie dans cette machine bien huilée, au son et à la technique impeccables. Même les deux autres ont l’air de s’ennuyer pendant que le guitariste interprète un medley en solo. Étrange choix de programmation que de placer ce trio avant Charles Lloyd : pourquoi confronter un jazz aussi classique avec l’inventivité de Sangam ? Par comparaisson, Misja Fitzgerald-Michel ne pouvait qu’apparaître « conservateur » et « vieux jeu ».
- Sangam © J.-M. Laouénan/Vues sur Scènes
Quand survient Sangam, l’impatience du public et la légendaire canicule sont à leur comble - ce qui nous incite à nous interroger une nouvelle fois sur la pertinence de l’organisation : sous cette chaleur, pourquoi ne pas avoir décalé le concert de quelques heures, ou mieux abrité les spectateurs ? Le soleil est décidément très violent… Nietzsche, dans sa critique de Wagner, décrit le processus qui préside à nos jugements esthétiques : que nous aimions ou pas une œuvre musicale, c’est corps et âme que nous l’apprécions. Si notre « corps », lors d’un concert, s’assoupit, nous dirons que nous avons trouvé l’œuvre ennuyeuse ; pourtant, ce jugement de l’« esprit » découle d’une réaction physique, physiologique, à l’œuvre en question [1].
La performance du trio n’en apparaît que plus remarquable : malgré la lumière et la chaleur, les trois musiciens captent l’attention du public, comme s’ils visaient à le surprendre à chaque fois qu’ils le sentent « partir ». De fait, ils le plongent même dans une ambiance intime et mystique.
- Ch. Lloyd © J.-M. Laouénan/Vues sur Scènes
Aimer un concert c’est, en réalité, n’avoir précisément en tête que quelques secondes, au mieux quelques moments du spectacle : impossible, physiologiquement, d’être attentif du début à la fin, de se souvenir de tout. Là encore, Nietzsche éclaire notre jugement esthétique : il nous suffit de quelques mesures, quelques notes, un rythme pour apprécier la totalité d’une oeuvre. Notre corps n’est pas, au fond, très exigeant. « Nous sommes tellement reconnaissants pour ce qui est bon et tellement peu gâtés que nous comptons parmi les grands un musicien qui n’a écrit que de la mauvaise musique à l’exception de cent mesures isolées, d’un niveau et d’une beauté supérieurs [2]. »
Dans cette perspective, le duel de « scat » entre Zakir Hussain et Eric Harland sur une improvisation de « Dancing On One Foot », mais aussi et surtout la complémentarité et l’entente, admirables, entre ces deux musiciens constitue un des moments forts de ce « show ». Sur scène, encore plus que sur le disque, ils sont comme les faces d’une même pièce, les facettes d’un même joyau. Harland donne l’impression de jouer de la batterie comme on joue du piano ou du tabla, Hussain semble jouer du tabla comme on joue de la batterie occidentale, se permettant même une walking bass sur « Tales of Rumi » !
- Z. Hussain © J.-M. Laouénan/Vues sur Scènes
Hussain, très impressionnant techniquement, confirme l’ampleur de son talent : il parvient à faire naître de son instrument des notes et des rythmes sortis de nulle part, au point qu’on se demande s’il n’y a pas une contrebasse cachée derrière la scène ! Les rares passages où il chante sont parmi les plus prenants du concert : le silence se fait dans le parc, et même les quelques spectateurs agités par la chaleur se taisent. Le trio sait se faire respecter de la plus belle des manières : grâce à sa musique.
Reste néanmoins le « cas Lloyd ». Si, en effet, le projet « Sangam » est inventif et classieux, si un bon musicien est aussi et surtout un artiste qui sait s’entourer (cf. Miles Davis), on peut rester perplexe face au jeu de Lloyd et l’esthétique « propre » du free qu’il défend.
Fidèle à celle-ci, Lloyd jongle entre divers instruments : un piano très classique (qui devient « préparé » sous les mains d’Harland), un instrument « exotique » le tarogato (taragotte), la maîtrise de différents vents (ses passages à la flûte sont envoûtants, à la manière d’un charmeur de serpent). Lors de certains solos, on peut cependant s’interroger sur la pertinence de son jeu « free » au sax et se rappeler la note de Free Jazz Black Power qui lui est consacrée. Ph. Carles et J.-L. Comolli l’y présentaient en effet comme un « showman du free », un « habile truqueur » qui se servait des « effets free » pour séduire un public paradoxalement réticent face à ce genre de musique. Lloyd est bien plus à l’aise quand il s’agit de faire naître de son instrument les sonorités veloutées dont il a le secret, mais, il est vrai, peu aventureuses. Il a, il est vrai, au moins le mérite d’essayer.
Hormis ces quelques réserves, l’après-midi fut intense et on aimerait vivre ce genre de concerts « gratuits » tous les jours. Ce concert fut, même si cela semble trivial à dire, une évasion. Sangam sait à la perfection brouiller les pistes et les frontières : les influences occidentales, orientales et africaines se mêlent, les musiciens jonglent entre les instruments (cf. Lloyd assis à la batterie, jouant tout en finesse des cymbales), les morceaux et leurs improvisations ne font plus qu’un. Au point que le disque, pourtant enregistré en public et en tout point excellent, semble fade par rapport au concert - comme une version en noir et blanc d’un spectacle « son et lumière ».
- Ch. Lloyd © J.-M. Laouénan/Vues sur Scènes