Chronique

Sam Rivers trio

Émanation

Sam Rivers (sax, fl, p), Cecil McBee (b), Norman Connors (dr)

Label / Distribution : NoBusiness Records

Cela aurait pu être un concert en solo, tant le flot musical de Sam Rivers paraît intarissable. Mais en 1971, cette pratique sur une aussi longue durée (75 minutes) était, à mon souvenir, très rare. Coltrane était accompagné. Cecil Taylor ? Peut-être déjà . Qui d’autre ?

Alors va pour un trio, avec Cecil McBee (b) et Norman Connors (dr).
Le discours de Sam Rivers, son torrent musical est ininterrompu, foisonnant, imaginatif et souvent mélodique. S’il interrompt parfois ses déferlantes, c’est juste pour changer d’instrument : sax ténor, soprano, flûte, piano.
Et vers la fin du concert, s’y ajoute la voix, aussi bien quand il joue de la flûte que du piano. Et il y mêle aussi des cris. D’une certaine manière, il fait penser au seul moyen dont dispose aujourd’hui Linda Sharrock pour libérer toute la musique de son corps contraint, pour nous bouleverser.

Pour Sam Rivers, il s’agit du débordement d’un trop-plein d’énergie (qu’on pense au corps bien frêle de l’artiste), la nécessité d’expurger des flots d’idées, et le sentiment que cet homme se libère de tout carcan, que c’est proprement vital. Et cette éruption est contagieuse : McBee et Connors s’y mettent aussi, et si j’avais été à Boston ce 3 juin 1971, j’en aurais probablement fait autant.

Ce qui étonne encore à près d’un demi-siècle d’écart, c’est cette incroyable vitalité musicale, comme si le free jazz était arrivé juste à temps pour lever l’étouffoir et permettre à ce feu follet qu’est Sam Rivers de s’échapper des espaces pourtant flamboyants du jazz d’alors.
Le sentiment que c’était exactement son moment après la sidération collective consécutive aux disparitions en plein vol de Dolphy, Coltrane, Ayler. Ils avaient encore tant de choses à nous dire !
Restaient Ornette, Taylor, et dans des registres hors du free, Mingus (était-il vraiment dehors ?), Rollins, Miles et quelques autres. Ce free allait-il n’être qu’une expérience, qu’une brève lueur ?

Sam Rivers n’avait pas attendu ces tragiques événements pour être un défricheur mais il fut de ceux qui s’engouffrèrent dans cette brèche, avec une détermination et une inventivité farouches. Le feu pouvait alors se propager.

Ce qui étonne toujours, après ces presque cinquante ans de création musicale, c’est que la magie opère encore. Il faut dépasser une possible réserve à revisiter le passé et accepter l’écoute actuelle, avec ingénuité, pour permettre à la surprise d’advenir. Elle est au rendez-vous.

On peut remercier le label lituanien No Business Records (un nom qui claque comme un étendard) d’avoir pris l’initiative de publier le premier volume d’une collection, « Sam Rivers Archive Series ».

Est-ce une simple coïncidence si le label Dark Tree, de Bertrand Gastaut, a fait de même avec Bobby Bradford, Vinnie Golia et Horace Tapscott ? Une certaine manière de sauvegarder cette incandescence.

par Guy Sitruk // Publié le 23 juin 2019
P.-S. :

À lire, la très belle tribune de Philippe Méziat

Pour plonger dans la discographie de Sam Rivers, je ne peux que vous conseiller d’en parcourir une partie sur All Music Guide